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Enquête

Une rentrée très spéciale

Entre la menace d’une épidémie qui repart et les décrochages occasionnés par le confinement, ce retour en classe des élèves ne ressemble à aucun autre et suscite bien des interrogations. 

Texte Patricia Brambilla et Laurent Nicolet
Photos Matthieu Spohn
Date
Rentrée scolaire covid

Les élèves doivent désormais intégrer à l’école les gestes barrières.

Le défi de cette rentrée, cest de réussir à mettre de la normalité dans une situation anormale». Jérôme Amez-Droz, secrétaire général du Département neuchâtelois de léducation et de la famille, plante le décor. Jamais en effet, pandémie oblige, retour à lécole ­naura autant été préparé et soupesé . Les cantons romands adoptent des mesures plus ou moins similaires: nettoyage et aération systématique des locaux, hygiène des mains, port du masque pour les enseignants dans la scolarité obligatoire, ainsi que pour les élèves dans le post­obligatoire quand les distances ne peuvent pas être respectées. Plus de demi-classes comme lors de la reprise après le confinement, et plus denseignement à distance.

À l’heure où les cas de contamination ­repartent à la hausse, les questions demeu­rent nombreuses. Tour dhorizon.

 

Quelles mesures ont été adoptées?

Jérôme Amez-Droz affirme constater chez les parents «beaucoup moins de réticence à envoyer leurs élèves en classe que le jour où l’on avait annoncé la reprise de l’école obligatoire après le confinement. Sans doute parce qu’ils ont une meilleure compréhension du virus. Le fait que le risque zéro n’existe pas est mieux accepté.»

Des mesures d’un canton à l’autre ont été prises au cas par cas. «On a vu par exemple, explique Fred-Henri Schnegg, chef du Service de l’enseignement jurassien, que la distance de 1 m 50 ne pouvait pas être respectée dans les couloirs et les lieux communs de certains établissements, on a donc décidé de rendre le port du masque obligatoire pour les enseignants dans ces lieux-là. D’après les directeurs d’établissements, les parents qui s’inquiètent sont vraiment une minorité.»

À ceux néanmoins qui auraient souhaité une école plus adaptée à la pandémie avec, par exemple, le maintien de demi-classes comme après le confinement ou une partie des cours donnés à distance, Lionel Eperon, directeur général de l’enseignement postobligatoire du canton de Vaud explique que «malgré le contexte sanitaire particulier, il ne peut pas y avoir de programme allégé». L’objectif principal reste ainsi de «suivre les plans d’études pour certifier les jeunes avec un diplôme du secondaire II, que ce soit dans les gymnases ou dans les écoles professionnelles. Il n’y aura donc pas de nivellement des exigences par le bas.»

Quant au conseiller d’État valaisan Christophe Darbellay, en charge du Département de l’économie et de la formation, il assure que ce choix «important et sensible du présentiel et des classes complètes a été fait en étroite collaboration avec les associations d’enseignants, les directions d’école et les associations de parents d’élèves. «Notre volonté, dit-il, c’est ­d’offrir la plus grande sécurité possible pour les enseignants et les élèves, mais aussi de pouvoir garantir une certaine stabilité, de ne pas nous retrouver avec de nouvelles mesures toutes les deux semaines.»

Des vacances pas assez studieuses?

Certains pays ou régions, notamment en France et en Allemagne, ont opté pour un soutien scolaire durant les vacances d’été, histoire de réduire les disparités entre les élèves. Les cantons n’ont pas fait ce choix-là. «Tout le monde avait besoin de recharger les batteries pour aborder une nouvelle année 2020/2021 qui s’annonce compliquée», justifie Jérôme Amez-Droz.

«Nous n’avons jamais envisagé cette option, raconte de son côté Jean-Philippe Lonfat, chef du Service de l’enseignement à l’État du Valais, parce que dans le fond, le décrochage n’est pas si immense: lorsque le confinement a eu lieu en mars, l’année était déjà bien avancée. Et puis, si tout s’est arrêtée, l’école, elle, ne s’est jamais arrêtée. Enfin, cette période de confinement a été déjà compliquée pour les élèves. Ce n’était donc pas vraiment le moment pour les faire travailler pendant les vacances.»

Rentrée scolaire

L’école s’est adaptée à la pandémie de Covid-19 tout en s’efforçant de ­perturber le moins possible les élèves.

Quels sont les risques de décrochage?

Les deux mois de confinement suivis d’une reprise vite interrompue par les vacances ont accouché d’une année scolaire très tronquée, avec le risque de retard, voire de décrochage sérieux. «Les élèves les plus fragilisés sont ceux qui n’ont  pas forcément des parents qui peuvent les aider, par manque de maîtrise de la langue ou de disponibilité. Il s’agira donc avant tout d’utiliser les premières semaines pour voir qui a des lacunes et de permettre aux élèves concernés d’avoir des cours de soutien», explique Jérôme Amez-Droz.

Fred-Henri Schnegg rappelle que lors de la reprise des cours en mai dernier, un bilan  avait déjà été demandé aux enseignants. Il en est alors ressorti qu’entre 400 et 500 élèves avaient bénéficié de mesures d’appui. En gros, donc, une bonne partie du rattrapage aurait déjà été fait. «Évidemment, si les enseignants devaient constater qu’il y a encore des élèves avec de vraies lacunes, cette offre d’appui supplémentaire se poursuivra en tout cas jusqu’aux vacances d’automne.»

«Nous avons mandaté l’EPFL pour faire une étude générale sur la période d’enseignement à distance», explique quant à lui Lionel Eperon. Cette ­enquête réalisée après quatre semaines de confinement auprès de 5700 professeurs, conclut à un potentiel de ­décrochage estimé à 15%. «À la rentrée, nous ferons un diagnostic plus précis de la réalité.» Là aussi, dès les premiers  jours, un bilan sera effectué, élève par élève, de ce qui a été acquis pendant le confinement. Avec des cours d’appui  personnalisés pour les élèves qui ont décroché et des mesures collectives pour les groupes d’élèves, qui n’ont pas pu balayer l’ensemble des programmes prévus.

Jérôme Amez-Droz cependant minimise volontiers l’impact du confinement sur le niveau des élèves: «Ces huit semaines  d’absence de cours sur une année scolaire qui compte trente-neuf semaines, multipliées par les onze ­années de l’école  obligatoire, cela reste peu de chose. Il ne faut pas oublier non plus que l’excellent travail qui a été ­réalisé à distance était de la répétition dans les apprentissages et pas de l’approfondissement des connaissances.»

Pour Christophe Darbellay, le risque de décrochage constitue un argument de plus en faveur d’un retour au présentiel: «Nous ne sommes pas un institut de formation à distance. Le présentiel est indispensable pour assurer la transition d’une année à l’autre et pour les élèves qui ont des difficultés d’apprentissage. Nous en avons d’ailleurs perdu un certain nombre lors du confinement. Il s’agira maintenant d’aller chercher chaque élève là où il est.»

Que faire des élèves rentrant d'une zone à risque?

Une problématique particulièrement délicate concerne les élèves rentrant de vacances passées dans une région listée «à risque» par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). «Il ne nous appartient pas de sanctionner ni de juger de la raison pour laquelle on se serait rendu dans un pays à risque ou un pays qui serait devenu à risque pendant le séjour, explique Jérôme Amez-Droz. Il existe des contextes familiaux très personnels.» Bref, chacun est prié de s’annoncer auprès des autorités ­sanitaires. «Nous attendons des maîtres de classe, soutient de son côté Fred-Henri Schnegg, qu’ils s’assurent que les élèves qui reviennent de ces zones à risques ont bien effectué leur quarantaine avant de revenir à l’école.»

«Notre mission n’est pas une mission de police mais d’éducation», insiste pour sa part Christophe Darbellay. Et puis, c’est assez difficile à contrôler, comme pour les douaniers: une personne ­revenant d’un pays à risques peut très bien jurer qu’elle arrive du Tyrol. Nous comptons vraiment sur la responsabilité de chacun.»

Peut-on vraiment compter sur la discipline des jeunes?

Comme catégorie considérée à faible risque, les jeunes, qui n’ont pas toujours l’amour du règlement chevillé au corps, sont parfois soupçonnés de peiner à adopter les bons comportements. «À part ceux qui commencent leur scola­rité cette année, tous les autres ont déjà eu l’apprentissage des gestes barrières l’année scolaire précédente, tempère Fred-Henri Schnegg. Nous avons demandé aux ­directeurs d’établissements que durant cette première semaine soient effectués quelques contrôles, pour s’assurer que ces bonnes pratiques soient rapidement intégrées.»

Jérôme Amez-Droz imagine volontiers que les élèves auront une façon bien à eux d’appliquer les consignes: «Certains vont adapter leurs masques avec des coloris et des motifs qui leur permettront de se démarquer. Et puis, le citoyen helvétique est quand même assez responsable, y compris les jeunes. Quand ils se réunissent sur une plage, je suis toujours surpris du soin qu’ils mettent à rester à distance.»

Quid d’un plan B?

La hantise d’une deuxième vague d’épidémie reste évidemment présente dans tous les esprits et les cantons s’y sont plus ou moins préparés, comme le raconte Jérôme Amez-Droz: «Une variante pourrait être celle des demi-classes ou alors des fermetures de classe dans certains collèges où des cas auraient été identifiés, sachant que les outils de traçabilité fonctionnent bien. On envisage, au pire, des fermetures d’établissements touchés, mais pas vraiment une fermeture générale comme en mars.»

Fred-Henri Schnegg explique que des précautions sont déjà prises en cas de retour forcé à l’enseignement à distance: «Toutes les écoles sont invitées à réunir ou à actualiser toutes les informations concernant le matériel de communication – ordinateurs, imprimantes, connexions internet – à disposition dans les familles.»

Enfin, Lionel Eperon explique qu’un «retour de l’enseignement à distance ne sera envisagé que dans des cas de quarantaine prolongée pour une classe ou un établissement, mesure sanitaire qui ne pourra être prise que par le médecin cantonal».

Rentrée scolaire masque

Vers une autre façon de faire l’école?

L’enseignement à distance ayant donné globalement satisfaction, la tentation est grande d’imaginer une école du futur où la présence de l’élève en classe ne ­serait plus une donnée indis­cutable. «Ce que l’on a appris pendant cette période, c’est que, au contraire, le présentiel était indispensable, assure Jérôme Amez-Droz, même si les enseignants, au préalable assez sceptiques, ont pu constater, notamment dans le postobligatoire, qu’avec l’enseignement à distance, le suivi de la progression des élèves dans l’apprentissage se trouvait facilité.»

Fred-Henri Schnegg  reste très dubitatif: «S’il n’y a pas un suivi par quelqu’un, on creuse encore le fossé entre les bons élèves, qui vont davantage travailler, et ceux qui ont des difficultés et qui auraient besoin d’un appui.»

Quant à Jean-Philippe Lonfat, il se dit convaincu que le présentiel va rester incontournable pour l’école du futur. «L’enseignement à distance avec des ­outils comme Teams ou Zoom est une roue de secours, par exemple si un élève est malade. Notre ­métier, c’est le présentiel. Et puis, on a bien a vu qu’après une demi-journée de travail par visio­conférence tout le monde était exténués. À la fin de la période de confinement, les enseignants me disaient que les élèves n’allumaient plus leur caméra. Rien ne remplace la relation directe.»

Parole d'expert

«Je ne crois pas à une révolution pédagogique sous l’impact du Covid»

Pour le professeur Olivier Maulini, l’école en présentiel n’est pas près de disparaître.

Quel bilan tirez-vous de l’école au temps du confinement?

Que l’enseignement à domicile a tendance à creuser les inégalités entre les élèves. Même s’il s’agissait pour l’école de consolider les apprentissages existants, on n’a pas pu éviter que certaines familles soient mieux équipées
et plus compétentes que d’autres.

Cette rentrée sera-t-elle celle de tous les défis, après cinq mois d’absence?

En éducation, il est plutôt mauvais de dramatiser, cela crée les remous qu’on prophétise… Cela dit, le phénomène
est connu: les deux mois de vacances d’été ont un impact sur l’apprentissage. Certains élèves reviennent bien préparés, ils ont grandi, alors que d’autres ont beaucoup oublié et recommencent avec moins de ressources. Les enseignants pourront se retrouver face à ce phénomène amplifié. 

Est-ce que la Suisse a commis une erreur en ne faisant pas ­réviser les élèves pendant les vacances d’été?

En France, le ministre de l’Éducation a décrété des vacances ­apprenantes, mais la Suisse n’a pas la même culture. Elle croit davantage aux vertus de l’apprentissage par l’immersion et l’expérience… La population suisse fait confiance aux institutions: peu de familles auraient aimé qu’on leur confie le rôle de l’école.

Pensez-vous que cette période expérimentale va amener des changements profonds dans l’enseignement?

L’enseignement est une pratique, dont le génie ressemble à celui du bricoleur. Dès qu’un professionnel trouve quelque chose qui fonctionne bien, il le garde. Les enseignants ont fait des expériences pendant cette période. Les partisans de l’intégration des technologies dans l’enseignement peuvent se frotter les mains: le numérique a davantage progressé grâce au Covid qu’en des décennies de militance! Les savoirs enseignés peuvent bouger aussi… Cela dit, la façon dont l’école enseigne est très résistante. Elle a les reins suffisamment solides pour rester sur sa ligne. Je ne crois pas à une ­révolution pédagogique sous l’impact du Covid.

L’enseignement à distance, avec les visioconférences à la carte par exemple, n’a-t-il pas des avantages?

La flexibilité et la liberté permettent à l’élève de prendre le pouvoir sur la parole du maître, mais ne profitent qu’à ceux qui ont cette compétence. Seule la présence des élèves permet à l’enseignant de décoder les besoins de chacun et de faire des arbitrages. Cela confirme le fait que réunir des enfants ou des jeunes en un lieu structuré par un enseignant, où ils vont apprendre ensemble, est quelque chose de fécond.

L’école en présentiel n’est donc pas une forme archaïque de l’apprentissage…

Bien sûr, les outils techniques permettent d’organiser de la coprésence à l’écran. Mais tous les élèves ne se connectent pas ou ne sont pas dans la même disposition d’esprit. Reconstituer la classe dans sa chambre à coucher, avec ses contraintes symboliques, n’est pas une formalité. Si nos ­ancêtres ont inventé ces bâtiments avec des grilles en fer forgé, toute cette solennité de l’école, c’était pour transformer des coureurs des rues en citoyens civi­lisés. Cela reste vrai aujourd’hui.

Les demi-classes sont une autre expérience qui semble avoir bien fonctionné. Pourquoi ne pas la reconduire?

Bien sûr, les demi-groupes, c’est souvent mieux, mais c’est deux fois plus cher à financer! L’instituteur, il y a un siècle, incarnait une norme, à laquelle les élèves devaient se conformer pour grandir. Aujourd’hui, le citoyen ordinaire attend de l’État un service personnalisé. Réduire les effectifs par deux dans les écoles, tout le monde serait d’accord, à part peut-être les parents eux-mêmes en tant que contribuables…

Que répondez-vous aux parents qui craignent de nombreux échecs à la rentrée?

Le risque est faible. Les taux d’échec ont tendance à la stabilité. La recherche montre que les enseignants fixent la barre en fonction ce qu’ils ont pu traiter. Ils en tiennent compte pour statuer. 

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