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Entretien

«On doit faire le deuil de la vie avant le Covid»

Spécialiste de la promotion de la santé mentale post-traumatique, la psychologue et psychothérapeute Grazia Ceschi détaille pourquoi, chez certains, la peur a fait place à la rébellion. Et souligne l’importance de recréer un lien social.

Texte Véronique Kipfer
Photos Nicolas Schopfer
Date
Grazia Ceschi

«La simple pensée qu’on peut compter sur les autres est déjà un outil extrêmement bénéfique», souligne la psychologue et psychothérapeute Grazia Ceschi.

De quoi parle-t-on?

Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève, Grazia Ceschi est responsable de l’Unité de recherche en psychologie clinique des émotions et du traumatisme. Pour expliquer les tensions actuelles, la spécialiste pointe du doigt le morcellement social favorisé par le confinement et la distanciation, ainsi que le climat d’incertitude générale.

Grazia Ceschi, selon vous, comment vont les gens, depuis mi-mars dernier?

J’avais imaginé divers scénarios possibles et je m’attendais à énormément de réactivations traumatiques provoquées par le semi-confinement. Mais, par chance, les premières semaines, la situation a été beaucoup plus calme que prévu: les gens semblaient ­aller assez bien.

 

Comment expliquer le phénomène?

Selon moi, globalement, la toute première phase du semi-confinement a été marquée par de l’étonnement et, pour certaines personnes, par une forme de soulagement. Toute une série de pressions quotidiennes a été enlevée (des contraintes professionnelles, sociales, etc.) et les peurs de la contamination ont pu être allégées par la diminution de la confrontation sociale. L’anxiété s’est donc réduite. Cela m’a fait beaucoup ­réfléchir. J’ai réalisé que la réactivation post-traumatique que l’on redoutait au ­début du semi-confinement aurait pu être déclenchée par des situations déjà vécues antérieurement. Mais là, tout était nouveau! Le souvenir collectif était un peu différent dans des régions comme Hong Kong ou le Vietnam, qui avaient déjà vécu l’expérience traumatique du SRAS en 2003-2004. 

 

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite?

Le Covid provoque une situation potentiellement traumatogène d’un point de vue ­psychologique, car elle dépasse nos  compétences d’anticipation et d’imagination. Cette situation n’a acquis son caractère catastrophique que progressivement, par exemple quand certains ont vu leurs proches tomber malades, et pour certains groupes plus que pour d’autres. Il y a ensuite eu d’autres événements critiques qui se sont greffés là-dessus, par exemple le fait de ne pas avoir accès aux soins de base qu’on avait prévus ou de devoir gérer en parallèle son travail et ses enfants. Des gens qu’on avait toujours vus très bien fonctionner ont soudain perdu toutes leurs ressources d’adaptation. ­Progressivement, les émotions négatives ont émergé, mais pas forcément là où on les attendait. 

 

Le déconfinement ne semble pas vraiment avoir ­calmé les esprits…

Je pense que ce dernier a été très compliqué, et continue à l’être. Car on est obligé d’admettre ce qui est difficile à accepter: le Covid est une maladie chronique et non pas une petite grippe, on ne va pas pouvoir revenir en arrière et on vit désormais dans un monde sans cesse en mutation. Je viens par exemple de lire dans la presse que Boris Johnson va sans doute quitter son poste dans six mois, car il pourrait souffrir de ­séquelles post-Covid. Il semble ainsi y avoir eu un regain d’espoir la première semaine du déconfinement, puis le moral a à nouveau baissé peu à peu. Et la colère a remplacé la peur.

 

Il semblerait en effet qu’actuellement, il y ait toujours plus de tensions sociales. Pourquoi?

Je n’ai pas trouvé d’études étayant vos dires, mais d’un point de vue subjectif, je partage votre impression. Et cela m’interroge. En fait, la vraie question est de savoir si c’est nouveau, ou si ces tensions existaient déjà avant. Dans le cas de la France, par exemple, la question de la chloroquine a immédiatement provoqué un débat féroce, qui n’a pas désenflammé depuis. 

 

Justement: la tension n’est-elle pas exacerbée par les discours contradictoires qu’on entend?

Effectivement, tout le monde baigne dans ­l’incertitude. Et l’incertitude, on sait que ça laisse la porte ouverte à tous nos biais cognitifs: on utilise ces derniers pour combler le vide, et on a donc tous les ingrédients pour créer des ­situ­ations rocambolesques, aussi bien au ­niveau cognitif qu’émotionnel. Par ­ailleurs, on a tous un deuil à faire, celui de la vie qu’on avait avant le Covid. Or, dans une situation de deuil, on tend à passer par des phases émotionnellement distinctes. Par exemple,  Elisabeth Kübler-Ross suggère que le deuil passe d’abord par une phase de déni. À certains égards, nous pouvons dire que tous, même nos autorités, nous sommes ­passés par là. Par ailleurs, lorsqu’on affronte une ­situation inconnue, on met en place
soit le biais d’excès de confiance dans nos ­prédictions, même si elles ne s’étayent sur aucune donnée factuelle. Ou alors le biais de sous-estimation du risque, si nous tentons de nous rassurer ou si nous n’avons pas été exposés au danger. Comme les autorités craignaient davantage la panique des gens que le virus, elles ont ainsi préféré calmer le discours, ce qui a probablement contribué à sous-estimer le danger et à repousser un ­certain nombre de décisions importantes. 

 

Le déni explique-t-il aussi la tension ­actuelle?

La première période de la pandémie a été ­caractérisée par des sentiments de peur et d’anxiété. Les gens ont fait très attention et respecté les règles. Puis, comme souvent, de la colère s’est mélangée à l’anxiété et, dans certaines situations, elle a même pris
le dessus. Peur et colère sont souvent entremêlées. On voit ça quand on a des ­enfants: lorsqu’ils font une bêtise, on a peur, mais on les gronde… La vraie question, c’est de savoir pourquoi! Il a été montré que l’évaluation cognitive qu’on fait d’une situation qu’on trouve anxiogène est assez similaire à celle qu’on fait lorsqu’on ressent de la colère – de manière inconsciente, bien sûr. Au départ, dans les deux cas, c’est comme si on se disait inconsciemment «il y a quelque chose qui ne va pas dans le sens de mes ­intérêts. Il faut ­réagir!» Mais dans l’anxiété, on s’enfuit, alors que dans la colère, on ­décide de frapper. 

 

Les gens semblent aussi vouloir désigner des boucs émissaires: police, autorités, etc.

C’est important de savoir que la colère pousse à identifier un coupable – même s’il ne l’est pas. On fait ainsi appel à nos biais  cognitifs implicites, pour parer au fait que personne n’a de certitude, que nous devons accepter l’inacceptable. In fine, il nous faudra progressivement dépasser notre colère pour améliorer les choses. 

 

Comment, par exemple?

Je pense que le fait d’avoir des directives claires – même si elles se révèlent ensuite fausses, car on n’a jamais toutes les données – est mieux que de ne pas avoir de règles du tout. Il faut admettre que, dans cette situation d’incertitude, un cadre clair ne pourra qu’apparaître rassurant. Même si ces règles sont parfois impopulaires! 

 

Grazia Ceschi

La psychologue estime qu'un cadre clair serait bénéfique à tout le monde actuellement.

Cette incertitude ne pousse-t-elle pas les gens à se déresponsabiliser?

Les positions se sont polarisées, maintenant. D’un côté, il y a ceux qui ont connu quelqu’un qui a été malade ou qui est décédé, qui ont vécu des situations terribles et qui se braquent sur l’idée que ce n’est pas une blague. On commence ainsi à voir des gens qui souffrent de stress post-traumatique. D’un autre côté, certains ont remis en place une réaction de déni, parce qu’ils n’ont rien vu des dangers qu’on leur avait annoncés. Ils veulent recommencer à profiter de la vie, en pensant qu’ils ne risquent pas grand-chose.

 

Tout le monde attend maintenant l’arrivée d’un vaccin…

Oui, et cela contribue à la déresponsabilisation de certains, qui se disent qu’il est donc inutile de faire attention. Sauf qu’à l’heure actuelle, il n’est pas raisonnable de parier sur ce vaccin en attendant une solution miracle. Il n’est pas exclu que le vaccin se transforme un jour en grosse déception, qu’il s’agira de gérer. Au fond, on n’est pas sûr si et quand il y aura un vaccin, s’il y aura des problèmes de disponibilité ou d’effets secondaires. Il faut rester optimistes et continuer à appliquer les solutions qui sont à notre disposition: soit essentiellement les mesures de protection sanitaire et le testing.

 

Beaucoup pensent qu’après, «tout ­redeviendra comme avant»...

Il ne faudrait jamais tenter de prédire le ­futur, mais les problèmes vont se poser sur différents fronts, et le monde de demain ne sera vraisemblablement plus le même. Il va y avoir des problèmes psychologiques, dont on parle déjà maintenant, mais aussi sanitaires. Suivant les endroits, il y aura des ajustements des pyramides des âges. Il y aura aussi des problèmes en lien avec la macro-économie, du chômage, mais aussi des changements micro-économiques, qu’on voit déjà se profiler actuellement: on a tous changé un peu nos habitudes de consommation, notre manière de voyager, notre manière de ­travailler à distance, etc. 

 

Qui sera le plus impacté ces prochains mois?

Ça dépendra de beaucoup de facteurs. Je pense que différents groupes sont potentiellement à risque: ceux qui sont vulnérables au niveau de leur santé, ceux qui sont désignés comme tels parce qu’ils pourront être stigmatisés, ceux qui ont traversé cette pandémie en étant personnellement frappés par des événements critiques et qui vont ­devoir retrouver un certain équilibre émotionnel, les jeunes qui devront affronter un important taux de chômage. Bref, les ­problématiques vont être multiples et vont se répercuter sur des années et des années. 

 

Comment se dessine l’avenir?

Il va y avoir, à terme, une possible redistribution des cartes. Ce qui va potentiellement créer d’autres tensions. Car l’acceptation
du changement au niveau individuel comme social doit passer par des négociations. Il faut espérer qu’un débat puisse se mettre
en place et conduire petit à petit à une construction d’un nouveau palier d’équilibre au niveau social et individuel. Mais ça va prendre du temps…

 

Comment peut-on faire pour avancer avec une telle perspective?

Ces changements passent obligatoirement par un mécanisme d’acceptation. C’est-à-dire qu’à un moment donné, on doit admettre que la situation n’est plus la même et qu’on doit changer. Cette acceptation est aussi une redistribution des cartes en soi, comme le fait d’accepter l’incertitude d’une pandémie et de vivre jour après jour, parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait.

 

La plupart des gens ne semblent pas en être encore là…

Certains sont déjà arrivés à ce stade, mais de loin pas tout le monde, c’est vrai. Pourtant, on n’a pas le choix: soit on reste dans la ­souffrance, le déni, la colère, la dépression, l’anxiété et tous les symptômes de stress post-traumatique, soit, progressivement,
on arrive en tant qu’individu et en tant que société à intégrer ces informations, à accepter le changement, à retenir la leçon pour améliorer notre planification de ce type de situations et, au final, à évoluer et à sortir grandi de l’épreuve. 

 

Mais comment arriver à le faire, ­concrètement?

Je pense que la seule manière de trouver un nouveau modus vivendi individuel et ­collectif, c’est de rester lucide, raisonnable
et objectif, en prenant en compte les données les plus factuelles et fiables possibles. Et malgré tout, de continuer à faire confiance à nos autorités, même si par moments elles ont pu se tromper… mais c’était mission impossible d’agir parfaitement juste dans cette situation extrême. ­Enfin, pour comprendre et dépasser nos biais cognitifs individuels et éviter de nous quereller pour tout et n’importe quoi, il faut discuter. C’est-à-dire ouvrir un débat, à la fois social et avec soi-même. Il est ainsi ­nécessaire de créer des espaces d’écoute, de partage et de reconstruction du collectif.

 

Mais on ne peut plus se réunir pour ­discuter…

Effectivement, c’est un problème dont on a finalement peu parlé et qu’il faut souligner: le semi-confinement a entraîné un certain 
éloignement social. Et la distance et le cloisonnement laissent davantage d’espace à la mauvaise compréhension entre les  personnes. Il faut donc trouver maintenant des manières actives de décloisonner et ­recréer le lien au seinde cette nouvelle société. 

 

Et au niveau individuel, y a-t-il des outils efficaces à mettre en place?

On sait qu’il y a des activités qui peuvent être particulièrement utiles pour promouvoir et conserver notre résilience: l’humour, bien sûr, la spiritualité, une certaine activité physique avec un peu d’exercices cardiovasculaires, une alimentation saine, le fait de garder des rythmes. Il y a aussi beaucoup d’études qui prouvent maintenant qu’un important facteur de résilience est la perception du support social: la simple pensée qu’on peut compter sur les autres est déjà un outil extrêmement bénéfique.

Bio express

1961: Naît le 3 juillet à Locarno.

1997: Obtient son doctorat en psychologie à l’Université de Genève.

2001: Obtient son diplôme ­universitaire de spécialisation en ­psychothérapie comportementale et cognitive, à l’Université Claude-­Bernard, à Lyon.

2004: Invitée comme professeur honoraire à la ­«Traumatic Stress Clinic», NHS Trust et au sous-département de psychologie clinique de l’University College London (UCL) à Londres.

2010: Obtient le titre de psychologue spécialiste en psychothérapie (FSP)

2015: Réalise une mission de recherche au Centre australien pour la santé mentale post-traumatique à l’Université de Melbourne.

Depuis 2016: Membre de la commission extraparlementaire ­fédérale des professions de la ­psychologie auprès de ­l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) à Berne.

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