Grazia Ceschi, selon vous, comment vont les gens, depuis mi-mars dernier?
J’avais imaginé divers scénarios possibles et je m’attendais à énormément de réactivations traumatiques provoquées par le semi-confinement. Mais, par chance, les premières semaines, la situation a été beaucoup plus calme que prévu: les gens semblaient aller assez bien.
Comment expliquer le phénomène?
Selon moi, globalement, la toute première phase du semi-confinement a été marquée par de l’étonnement et, pour certaines personnes, par une forme de soulagement. Toute une série de pressions quotidiennes a été enlevée (des contraintes professionnelles, sociales, etc.) et les peurs de la contamination ont pu être allégées par la diminution de la confrontation sociale. L’anxiété s’est donc réduite. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai réalisé que la réactivation post-traumatique que l’on redoutait au début du semi-confinement aurait pu être déclenchée par des situations déjà vécues antérieurement. Mais là, tout était nouveau! Le souvenir collectif était un peu différent dans des régions comme Hong Kong ou le Vietnam, qui avaient déjà vécu l’expérience traumatique du SRAS en 2003-2004.
Qu’est-ce qui s’est passé ensuite?
Le Covid provoque une situation potentiellement traumatogène d’un point de vue psychologique, car elle dépasse nos compétences d’anticipation et d’imagination. Cette situation n’a acquis son caractère catastrophique que progressivement, par exemple quand certains ont vu leurs proches tomber malades, et pour certains groupes plus que pour d’autres. Il y a ensuite eu d’autres événements critiques qui se sont greffés là-dessus, par exemple le fait de ne pas avoir accès aux soins de base qu’on avait prévus ou de devoir gérer en parallèle son travail et ses enfants. Des gens qu’on avait toujours vus très bien fonctionner ont soudain perdu toutes leurs ressources d’adaptation. Progressivement, les émotions négatives ont émergé, mais pas forcément là où on les attendait.
Le déconfinement ne semble pas vraiment avoir calmé les esprits…
Je pense que ce dernier a été très compliqué, et continue à l’être. Car on est obligé d’admettre ce qui est difficile à accepter: le Covid est une maladie chronique et non pas une petite grippe, on ne va pas pouvoir revenir en arrière et on vit désormais dans un monde sans cesse en mutation. Je viens par exemple de lire dans la presse que Boris Johnson va sans doute quitter son poste dans six mois, car il pourrait souffrir de séquelles post-Covid. Il semble ainsi y avoir eu un regain d’espoir la première semaine du déconfinement, puis le moral a à nouveau baissé peu à peu. Et la colère a remplacé la peur.
Il semblerait en effet qu’actuellement, il y ait toujours plus de tensions sociales. Pourquoi?
Je n’ai pas trouvé d’études étayant vos dires, mais d’un point de vue subjectif, je partage votre impression. Et cela m’interroge. En fait, la vraie question est de savoir si c’est nouveau, ou si ces tensions existaient déjà avant. Dans le cas de la France, par exemple, la question de la chloroquine a immédiatement provoqué un débat féroce, qui n’a pas désenflammé depuis.
Justement: la tension n’est-elle pas exacerbée par les discours contradictoires qu’on entend?
Effectivement, tout le monde baigne dans l’incertitude. Et l’incertitude, on sait que ça laisse la porte ouverte à tous nos biais cognitifs: on utilise ces derniers pour combler le vide, et on a donc tous les ingrédients pour créer des situations rocambolesques, aussi bien au niveau cognitif qu’émotionnel. Par ailleurs, on a tous un deuil à faire, celui de la vie qu’on avait avant le Covid. Or, dans une situation de deuil, on tend à passer par des phases émotionnellement distinctes. Par exemple, Elisabeth Kübler-Ross suggère que le deuil passe d’abord par une phase de déni. À certains égards, nous pouvons dire que tous, même nos autorités, nous sommes passés par là. Par ailleurs, lorsqu’on affronte une situation inconnue, on met en place
soit le biais d’excès de confiance dans nos prédictions, même si elles ne s’étayent sur aucune donnée factuelle. Ou alors le biais de sous-estimation du risque, si nous tentons de nous rassurer ou si nous n’avons pas été exposés au danger. Comme les autorités craignaient davantage la panique des gens que le virus, elles ont ainsi préféré calmer le discours, ce qui a probablement contribué à sous-estimer le danger et à repousser un certain nombre de décisions importantes.
Le déni explique-t-il aussi la tension actuelle?
La première période de la pandémie a été caractérisée par des sentiments de peur et d’anxiété. Les gens ont fait très attention et respecté les règles. Puis, comme souvent, de la colère s’est mélangée à l’anxiété et, dans certaines situations, elle a même pris
le dessus. Peur et colère sont souvent entremêlées. On voit ça quand on a des enfants: lorsqu’ils font une bêtise, on a peur, mais on les gronde… La vraie question, c’est de savoir pourquoi! Il a été montré que l’évaluation cognitive qu’on fait d’une situation qu’on trouve anxiogène est assez similaire à celle qu’on fait lorsqu’on ressent de la colère – de manière inconsciente, bien sûr. Au départ, dans les deux cas, c’est comme si on se disait inconsciemment «il y a quelque chose qui ne va pas dans le sens de mes intérêts. Il faut réagir!» Mais dans l’anxiété, on s’enfuit, alors que dans la colère, on décide de frapper.
Les gens semblent aussi vouloir désigner des boucs émissaires: police, autorités, etc.
C’est important de savoir que la colère pousse à identifier un coupable – même s’il ne l’est pas. On fait ainsi appel à nos biais cognitifs implicites, pour parer au fait que personne n’a de certitude, que nous devons accepter l’inacceptable. In fine, il nous faudra progressivement dépasser notre colère pour améliorer les choses.
Comment, par exemple?
Je pense que le fait d’avoir des directives claires – même si elles se révèlent ensuite fausses, car on n’a jamais toutes les données – est mieux que de ne pas avoir de règles du tout. Il faut admettre que, dans cette situation d’incertitude, un cadre clair ne pourra qu’apparaître rassurant. Même si ces règles sont parfois impopulaires!