Cela a été un succès tout de suite?
J’ai fondé Smood avec mes petites économies alors que j’étais encore étudiant. Dès le début, les livreurs ont été engagés comme des salariés. Pendant une année, on a essayé de voir si notre formule fonctionnait. Dans le contexte de l’époque où les grandes sociétés internationales comme Uber Eats n’existaient pas, l’idée pouvait paraître incongrue. Mon entourage essayait de me décourager: livrer des plats de restaurants à domicile pour le même prix qu’au restaurant, ça ne marchera jamais. J’avais un professeur à l’université qui disait toujours: «Plus une idée est bonne, plus elle sera critiquée.» On a eu effectivement une superbe réaction de la population, avec une demande qui doublait tous les mois, preuve que ce service correspondait à un besoin. La deuxième année, nous avons commencé à travailler à Lausanne avec un succès similaire. On s’est dit que nous étions sur la bonne voie.
Comment Smood s’est-il ensuite développé au niveau national?
En 2014, nous sommes allés voir à Zurich où il a fallu repartir de zéro, reprendre toutes les bases de la communication, dans une culture nouvelle. Aujourd’hui, nous sommes présents dans dix-huit villes. Rapidement, nous avons compris que la technologie serait au cœur de cette activité au départ très manuelle – on prenait les commandes par téléphone. On a lancé notre première application en 2016 et ça a été le gros boom. Depuis maintenant presque quatre ans, nous connaissons entre 60 et 100% de croissance annuelle. Principalement désormais à travers l’application. Je pense que dans trois ans, ce sera 100%.
Comment a débuté le partenariat avec Migros Genève?
Philippe Echenard, le directeur général, a entendu parler de Smood dans la presse. Nous nous sommes rencontrés, avons échangé des idées, avons pensé que si les restaurants à domicile, cela marchait, pourquoi pas aussi les Migros à domicile. Cela nous a même paru plus sensé: le restaurant, on va y chercher une certaine expérience, ce qui n’est pas forcément le cas quand on se rend dans une Migros. En plus, il faut transporter ses courses, c’est lourd et tout le monde ne dispose pas forcément d’un ascenseur chez lui.
Quelle différence avec «LeShop.ch»?
«LeShop» livre le lendemain, nous le jour même en 45 minutes. Il faut nous voir comme un aide de cuisine. Vous êtes par exemple en train de préparer à manger, il vous manque du beurre. Vous commandez votre plaque, vous continuez la préparation de votre repas et bientôt un livreur vous amène votre beurre. Ensuite, il y a l’aspect écologique. Dans les grandes villes, on habite forcément à moins de 3 kilomètres d’une Migros. «LeShop» vous livre des produits Migros à partir d’un entrepôt central, nous d’une Migros située à moins de 3 kilomètres de chez vous, avec donc le côté fraîcheur et rapidité. La Migros du quartier, qui nourrit les gens de son quartier, avec des produits locaux, ça a du sens.
Ce partenariat avec Migros est-il appelé à connaître des développements?
Les débuts sont très encourageants. Nous avons commencé à travailler avec Migros Vaud ainsi que le Tessin et bientôt Migros Valais, où l’on va tester quelque chose de nouveau, avec, en plus de la livraison, un système de drive-in, pour les gens par exemple qui se rendent dans les stations. Vous partez de Genève, la personne qui ne conduit pas prend son application, fait ses courses qui seront collectées au passage à la Migros de Sion, avant de monter à Crans-Montana.
Ce système ne fonctionne-t-il que pendant les heures d’ouverture des magasins?
Pour le pick-up oui, mais pour la livraison à domicile, nous sommes opérationnels jusqu’à 21 h 30-21 h 45. C’est plutôt pratique pour une bonne partie de la population qui travaille désormais plus tard. Moi-même j’en profite. Avant, j’achetais ma plaque de beurre en rentrant chez moi à 22 heures dans la petite supérette du quartier, je la payais quatre fois plus cher, mais c’était la seule possibilité. Aujourd’hui, je fais mes courses en sortant du travail, dans le bus, dans le train et quand j’arrive chez moi, tout est devant ma porte, ça change tout. Nous sommes également ouverts le dimanche puisque nous avons la chance à Genève d’avoir une Migros à l’aéroport et une autre à la gare qui ont les autorisations pour cela.
Un reproche que certains restaurateurs vous font consiste à dire que travailler avec Migros, c’est leur faire concurrence…
Je pense exactement l’inverse. Un client qui commande une entrecôte déjà prête avec ses frites, c’est qu’il n’a pas envie de cuisiner. Lorsque c’est le cas, quand il veut créer quelque chose, il commandera la même entrecôte à Migros. Il aura peut-être entendu parler de cette possibilité parce qu’il aura utilisé l’application pour commander un repas chez Smood. Cela marche dans les deux sens: celui qui aura d’abord utilisé l’application pour commander à Migros découvrira ainsi la possibilité de commander également au restaurant. On avait déjà reproché au patron d’Uber d’avoir ensuite créé Uber Eats, qui lui faisait perdre des clients, les gens n’ayant plus besoin de taxi pour aller au restaurant. Il avait répondu que c’était au contraire parfait, parce que binaire: soit vous vous déplacez, soit vous ne vous déplacez pas, dans les deux cas vous êtes client.
Peut-on dire que la crise sanitaire a largement profité à Smood?
Cela a évidemment été un catalyseur, une accélération des changements sociaux qui devaient de toute façon se produire. Avec la crise, les gens se sont mis à commander en ligne, mais ils s’y seraient mis de toute façon dans les cinq ans à venir. Le même phénomène a été constaté avec le télétravail. Concernant la livraison à domicile, nous avons gagné en tout cas deux à trois années de développement.
Quels sont les types de restaurants qui vont venir volontiers chez vous et ceux qui se montrent très réticents?
Je dirais que presque tous les restaurants peuvent livrer à domicile, à l’exception peut-être de ceux à fondue. Les plus évidents sont les fast-foods, mais ce n’est pas notre réel objectif. Nous avons démontré qu’on pouvait démocratiser la livraison même pour des restaurants étoilés. Nous avons par exemple un partenariat avec Philippe Chevrier. Il n’est pas toujours facile de convaincre un chef qui a passé sa vie et sa passion à créer des plats et accueillir des clients d’opter désormais pour la barquette en plastique livrée dans un sac à dos. Certains ne voudront même pas en entendre parler, quand d’autres seront prêts à réinventer leur façon de travailler.
Avez-vous déjà eu des propositions de rachat, par exemple de la part d’Uber Eats?
Nous avons eu des propositions, mais pas d’Uber Eats. Mais nous avons fait un choix différent: celui de nous associer avec l’une des trois plus grosses entreprises de Suisse. Migros fait partie du paysage. Philippe Echenard, aujourd’hui pour nous, c’est une oreille attentive, et cela est appréciable pour moi qui suis un entrepreneur dont la seule motivation est d’avoir des idées et de les mettre en pratique.
Le succès de la livraison à domicile n’est-il pas le signe d’une perte de l’art de vivre que pouvait par exemple représenter le fait d’aller au restaurant?
Les gens ne vont pas cesser d’aller au restaurant, ils vont apprendre à le faire différemment. Est-ce un réel plaisir quand vous avez 45 minutes de pause de midi, qu’il pleut et qu’il fait froid, d’aller faire la queue dans le bistrot du coin pour manger le même plat du jour que les autres jours de la semaine? Le delivery peut devenir une expérience agréable parce que j’ai la possibilité de me faire livrer n’importe quoi en restant dans mon bureau, sans avoir à me soucier de la météo et surtout sans perdre du temps. Des statistiques réalisées à Genève ont montré qu’un repas de midi prenait entre 1 h 30 et 1 h 45, entre le moment où l’on quitte son poste et le retour au bureau. Se faire livrer la nourriture peut vous faire gagner une heure d’activité et vous permettre donc de finir plus tôt.
Mais le plus gros des livraisons de repas à domicile a lieu le soir chez les gens…
Le soir, on ira peut-être moins au restaurant mais de façon plus qualitative. On pouvait y aller simplement parce que l’on avait faim, pas forcément pour faire une expérience ou rencontrer des gens. C’est différent d’une sortie organisée avec sa femme et ses amis, qui n’a pas lieu tous les soirs. Mais on a faim tous les soirs et de moins en moins de temps pour cuisiner ou faire ses courses, de moins en moins de savoir-faire aussi, surtout chez les jeunes générations. Finalement, nous répondons à une évolution de la société plus que nous ne la transformons. La preuve: nos partenaires restaurateurs nous disent que travailler avec nous amène du chiffre d’affaires additionnel. Cela signifie que l’on va vraiment chercher une catégorie de personnes qui, de toute façon, ne seraient pas venues au restaurant.
Des restaurateurs disent pourtant que l’intégralité de leurs marges est mangée par ce que vous leur facturez comme service…
Nous travaillons aujourd’hui avec 1600 restaurants partenaires. Depuis notre création, nous en avons qui sont partis parce que ça ne fonctionnait pas avec leur type de restaurant, mais aucun parce qu’il ne gagnait pas d’argent. Et puis, cela dépend comment on calcule la marge en livraison. On ne peut pas imputer
la charge du loyer ou de salaire du cuisinier sur les plats livrés puisque le fait de livrer ne rend pas le loyer plus cher et que c’est le même cuisinier qui travaille et qui ne sera pas payé davantage. Certains restaurants font 50 000, 60 000 voire 100 000 francs de chiffre d’affaires de livraison par mois avec nous. Cela a un coût.