Navigation

Entretien

«Les récidivistes banalisent leur comportement»

Olivier Martin, expert en psychologie de la circulation, aide les chauffards à se responsabiliser après un retrait de permis. Sans chercher à les excuser, il constate cependant que le véhicule exacerbe les comportements sociaux.

Texte Véronique Kipfer
Photos Mathieu Rod
Date
Olivier Martin

«La voiture est un espace privé, dans lequel on désire pouvoir faire ce qu’on veut.», remarque Olivier Martin, expert en psychologie de la circulation.

Olivier Martin, en quoi consiste votre travail?

J’ai une formation de psychologue, avec spécialisation en psychothérapie. J’ai travaillé pendant longtemps à l’Institut de médecine aéronautique à Dübendorf(ZH), où je m’occupais de sélection et d’accompagnement psychologique de  pilotes professionnels, de recrutement des candidats à l’Agence spatiale européenne, etc. J’ai ensuite collaboré une vingtaine d’années avec Skyguide pour effectuer entre autres la sélection des contrôleurs aériens. J’ai aussi été animateur pour le canton de Vaud lorsque le bpa (Bureau de prévention des accidents) a mis en place des cours pour les récidivistes de la conduite en état d’ébriété. J’ai travaillé également avec Crossair, pour aider les gens qui avaient peur en avion. Dans le cadre de mon activité générale de psychothérapeute, je suis maintenant des gens qui ont reçu une indication à faire un certain nombre de séances de thérapie, suite à une expertise dans le domaine de la circulation routière. 

 

C’est-à-dire?

Il s’agit de conducteurs récidivistes, c’est-à-dire qui ont au minimum deux retraits de permis pour avoir roulé de ­manière répétée en commettant des infractions graves à la loi sur la circulation routière. Comme rouler en état d’ébriété, ou sous l’influence de substances, ou ­largement au-dessus de la vitesse réglementaire, ou sous retrait de permis, etc.

 

Comment les aidez-vous à évoluer? 

Le travail thérapeutique se fait sur plusieurs axes. Il faut entre autres arriver à créer une alliance, les amener à voir l’opportunité d’évolution que nos séances leur offrent, alors qu’ils sont souvent plutôt contrariés par cette mesure administrative vécue comme injuste et réticents à venir chez un «psy».

Avec eux, je travaille souvent sur la question des représentations. On a en effet tous notre angle de vue sur la «réalité» et ces représentations peuvent être passablement erronées. Les conducteurs récidivistes ont souvent une idée très orientée en ce qui concerne la circulation routière. Un des biais classiques et assez compréhensible, car il est très répandu chez nous tous, est d’imaginer que le monde ressemble à ce qu’on voit et à ce qu’on vit. Ainsi, ces conducteurs pensent que ce qu’ils ont fait est plutôt courant. Cela s’explique aussi par le fait qu’ils parlent beaucoup de leur retrait de permis autour d’eux, entendent différents témoignages de cas semblables au leur et finissent par faire un tri orienté parmi les informations qu’ils reçoivent. C’est humain, mais cela les pousse à banaliser leur comportement. Il faut donc déconstruire avec eux cette fausse représentation, afin qu’ils se responsabilisent et reconnaissent leur implication.

 

La vitesse est-elle aussi souvent banalisée?

Oui. On remarque souvent que les personnes qui sont arrêtées de manière récurrente pour ce type d’infractions sont assez narcissiques: elles pensent qu’elles peuvent déterminer elles-mêmes la vitesse à respecter. Selon elles, les lois sont faites pour les autres, qui sont moins compétents. J’entends souvent des remarques du type: «Il y a une ligne droite, on peut se permettre d’y rouler facilement à 140 km/h sans que ce soit dangereux. D’ailleurs, je n’ai jamais eu d’accident.» Il y a ainsi une mise à distance du questionnement. Un autre mécanisme de protection psychique fréquent chez ces récidivistes est de se présenter comme persécuté ou victime, en disant: «Je me suis fait attraper, mais c’est la faute à pas de chance.» Ce sont des  mécanismes de défense qui entravent la remise en question indispensable à une possibilité d’évolution. 

 

Est-ce aussi dû à un manque de connaissance des règles de circulation?

Plutôt à certaines méconnaissances générales. Par exemple, on peine à percevoir la vitesse. Et on ne se rend pas compte des forces qui sont en jeu lors d’une brusque décélération. Or, quand on a un accident, ce ne sont pas des kilos, mais des centaines de kilos, voire des tonnes qui sont en jeu. Il faut donc faire un travail d’information et de réflexion, car dans ce type de situation, il vaut mieux faire appel à ce qu’on va savoir et admettre qu’à ce que nos sens nous laissent croire. 

 

Y a-t-il d’autres causes récurrentes d’accident?

L’inattention. On voit qu’il y a maintenant d’autres enjeux lors de la conduite, et il faut du temps pour apprendre à les gérer. Dans le passé il y a eu l’autoradio, la cigarette, maintenant c’est le téléphone portable, le GPS. Dans les rapports de police, les causes de distraction ne sont pas spécifiquement identifiées, mais on voit que des mesures ont déjà été prises pour lutter contre l’usage des smartphones au volant, et des systèmes se sont déjà développés, comme le mains-libres.

 

L’autre jour, devant moi, un vieux monsieur est parti sur les chapeaux de roue lorsque le feu a passé au rouge. Le grand âge est-il aussi un facteur de risque sur la route?

L’inattention de ce monsieur peut s’expliquer de diverses manières: peut-être qu’il a des troubles de l’attention qui se sont développés avec l’âge, ou peut-être qu’il était distrait,car perdu dans ses pensées, et ça,  ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand. Attention aux généralisations que l’on serait tenté d’établir sur la base de nos observations subjectives… Mais c’est clair qu’il y a tout un débat sur la manière d’évaluer la capacité de conduite, et il est important de rappeler aux gens que conduire est une autorisation, pas un droit. 

 

 

Olivier Martin

Y a-t-il davantage d’accidents qu’avant?

Ce que l’on observe, c’est que le nombre de tués et de blessés graves sur les routes en Suisse est en nette diminution depuis une cinquantaine d’années! Alors que le trafic a décuplé ­durant la même période.

 

Comment expliquer le phénomène?

C’est dû à toute une chaîne causale. Mais un des facteurs importants est certainement l’organisation du trafic, c’est-à-dire la mise en place de différentes mesures et lois, comme la limitation des vitesses, la réglementation du taux d’alcoolémie ­autorisé, l’amélioration de l’état des routes, etc. Et aussi toutes les améliorations techniques des voitures, comme la ceinture de sécurité, l’ABS ou les airbags.

 

On assiste souvent à des ­incivilités sur la route. Pourquoi?

Entre autres parce que les gens estiment que la voiture est un espace privé. C’est un espace qu’on s’achète, qu’on s’approprie, et dans lequel on désire donc pouvoir faire ce qu’on veut. Il y a aussi tout un discours ­publicitaire et de la société autour de l’idée de pouvoir vivre quelque chose d’intense au travers de la voiture: elle est vendue comme un élément de liberté. Alors évidemment, on veut ­ensuite pouvoir circulersans contraintes de règles. Mais ce qu’on oublie, c’est que si c’est effectivement notre voiture, on l’engage néanmoins dans un ­espace public. Ce qu’on va faire avec elle a donc forcément un impact sur les autres.

 

Les conducteurs s’injurient aussi souvent…

Oui, car on est dans une sorte de bulle, d’extension de soi, au travers de laquelle on va côtoyer d’autres personnes. On retrouve donc probablement les mêmes enjeux, mais par le biais d’un objet, que lorsqu’on est en train de faire la file quelque part et qu’on ne veut pas que les autres s’approchent trop, qu’ils nous dépassent, etc. La différence, c’est qu’avec la distance induite par la voiture, on se sent plus protégé et on va pouvoir se permettre des réactions qu’on ne se permettrait pas dans une file. Comme s’insulter puis partir en vitesse…

 

Il semble d’ailleurs y avoir beaucoup plus d’agressivité et de tension qu’avant. Qu’en pensez-vous?

Je n’ai rien observé de tel, mais cela ne veut pas dire que ce ne soit pas le cas. Il faudrait qu’on puisse faire une recherche à ce sujet, sinon on risque de se baser uniquement sur des hypothèses personnelles et croire que nos ­représentations sont vraies!  Mais c’est sûr que la route reste un lieu de socialisation particulier, où on est sur le qui-vive. Car dans le développement de l’espèce humaine, conduire est une activité assez nouvelle et complexe, qui exige beaucoup de concentration. Qui plus est, on utilise souvent la voiture dans des situations chargées de tension, ce qui exacerbe certains comportements.

Actuellement, on est peut-être aussi plus sensibles, tendus ou craintifs vu la situation générale, et on voit alors les autres comme un peu plus dangereux.

 

On voit néanmoins toujours plus de grosses voitures, souvent conduites avec peu de respect pour les autres conducteurs.

Occuper sa place dans l’espace, c’est un enjeu des rapports humains. Que ce soit dans un couple, en famille, au travail, il s’agit de définir son espace, de se l’approprier, de le défendre, d’essayer de le rendre un peu plus confortable, plus grand, de faire en sorte qu’il soit comme celui de tout le monde mais avec quelque chose de particulier... On voit que tous ces enjeux-là se reproduisent dans la circulation routière. Selon le type de voiture acheté, on montre aussi un peu de son statut social, qu’on est plutôt décontracté ou qu’on aime le risque. La couleur joue aussi un rôle pour certains, et pour d’autres pas du tout. C’est comme le choix du style vestimentaire, de la profession. Bref, ce sont des enjeux assez communs, qui se reproduisent ici de différentes manières dans l’espace public. 

Bio express

1965: Naissance le 12 juillet, à Lausanne

 

1989: Obtention de son diplôme en psychologie à l'Université de Lausanne 

 

2002: Titre de psychologue spécialiste en psychothérapie FSP 

 

2006: Titre de psychologue spécialiste en psychologie de la circulation FSP

Plus d'articles