Pourquoi un prof de la Sorbonne comme vous s’intéresse-t-il tant à notre chocolat ?

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L’Helvétie n’est pas une nation productrice de cacao, elle n’a pas de passé colonial et pourtant elle est sans conteste le pays du chocolat ! Comment expliquer cette bizarrerie ? L’éclairage de Gilles Fumey, expert en alimentation et professeur de géographie culturelle à la Sorbonne.
Le chocolat d’aujourd’hui doit beaucoup à l’inventivité des Suisses.
Pourquoi un prof de la Sorbonne comme vous s’intéresse-t-il tant à notre chocolat ?
Je suis originaire du Jura et nos premières émotions chocolatées étaient… forcément suisses. Lorsque j’ai demandé, enfant, à ma mère pourquoi nous devions franchir une frontière pour trouver du bon chocolat, elle m’a répondu : « Tu feras des études, parce que ta question est très compliquée ! »
Vous aimez le chocolat suisse. Les Helvètes, eux, en sont de vrais fondus puisqu’ils figurent – avec une consommation annuelle par habitant frôlant les 10 kilos en 2020 – parmi les plus gros mangeurs de choc de la planète ! D’où vient cet amour inconditionnel pour le chocolat ?
Les goûts et les couleurs d’un peuple sont de longues constructions sociales et le fruit d’une histoire qui mêle les techniques aux imaginaires. Il n’y avait aucune raison pour que la Suisse se passionne pour le chocolat plus que l’Espagne ou la Russie… Mais à la fin du 18e siècle, lorsque les Suisses découvrent le chocolat par l’Italie, ils ont une solution technique au broyage extrêmement compliqué des fèves de cacao : l’énergie hydraulique des moulins qui s’installent sur leurs rivières. A l’époque, la bourgeoisie montante est avide de plaisirs. En France, la gastronomie devient une passion qui, du côté suisse, va se focaliser sur le chocolat. Dans les villes du bas-pays alpin, le chocolat passe ainsi discrètement des pharmacies où il était vendu (chèrement) pour les femmes à de nouvelles boutiques, les confiseries, où il se démocratise. Avec la deuxième révolution industrielle de la fin du 19e siècle, les Suisses se lancent dans la production de masse, tout en préservant la qualité.
Il faut dire que le chocolat swiss made est considéré – c’est là que l’on pousse un discret « Cocorico » ! – comme étant l’un des meilleurs au monde…
Lorsqu’on fait le compte de ce que le savoir-faire suisse a apporté au chocolat, on peut saluer un nombre considérable d’innovations. L’une des plus appréciée est le conchage qu’on doit au chocolatier zurichois Lindt, qui a rendu le chocolat incomparable avec sa texture fondante.
Comment diable une nation qui ne produit pas de cacao et n’a pas de passé colonial a-t-elle pu devenir le pays du choc ?
La Suisse n’a pas de passé colonial mais les firmes suisses de l’agroalimentaire et de la chimie sont très internationalisées. Elles ont forcément puisé dans les pays tropicaux, alors colonisés, les matières premières dont elles avaient besoin pour se développer. L’approvisionnement était assuré par des plantations en Afrique équatoriale soigneusement gardées par des intérêts de type coloniaux. On pourrait aller jusqu’à penser que c’est parce qu’elle n’avait pas d’empire colonial que la Suisse s’est tant passionnée pour le chocolat. Durant le 19e siècle, tous les Européens ont des rêves d’« ailleurs » et la Suisse n’y échappe pas.
Ne serait-ce pas aussi un peu la « faute » des protestants qui ne sont pourtant pas très portés sur les douceurs, friandises et autres pêchers de gourmandise ?
En effet, il y a une ambiguïté, levée par les luthériens et calvinistes très rigoristes à l’époque, qui était de penser le chocolat comme une confiserie pour les enfants méritants de l’école du dimanche. La diffusion de la tablette, soigneusement prédécoupée pour le partage, s’explique aussi par la levée du tabou sur le luxe qu’était la boisson chocolatée des femmes riches.
Peut-on dire que la Suisse a démocratisé la consommation du chocolat ?
Bien sûr ! En faisant migrer la consommation de chocolat des femmes aux enfants, les confiseurs font d’une pierre deux coups. Ils touchent une autre clientèle qu’il est plus difficile de désigner pour un jeûne rigoriste et ils font passer le chocolat du monde de la santé (des femmes) à celui du cadeau (aux membres de toute la famille).
Entre autres donc grâce à la plaque de choc, la fameuse tablette ! Tablette qui n’est toutefois pas une trouvaille suisse comme on le pense souvent à tort…
Non, elle est anglaise. La tablette a été inventée à Bristol par les Fry, une famille de Quakers très impliqués dans la lutte contre l’alcoolisme qui est alors un fléau touchant même les enfants. Tous les moyens sont bons pour détourner les malades de l’alcool. Dans leur pharmacopée, on trouve à la fois les céréales soufflées qui viendront compléter plus tard celles du petit-déjeuner du Dr Bircher-Benner (1867-1939) et les fameuses tablettes de chocolat destinées aux enfants victimes de l’alcoolisme. Lorsque les tablettes arrivent en Suisse vers la fin des années 1840, elles sont adoptées par les confiseurs se lançant, entre eux, dans une concurrence qui stimule les innovations d’une boutique et d’une ville à l’autre. Mais ces « plaques » - le terme fait référence à l’ancienne pratique des pharmacies - sont tellement centrales dans le développement du chocolat qu’elles peuvent, à juste titre, être revendiquées comme « suisses » aujourd’hui.
Les industriels de notre pays, vous l’avez mentionné, ont tout de même été de grands innovateurs, ce sont eux par exemple qui ont inventé le chocolat au lait !
Parmi les inventions, l’introduction du lait en poudre inventé par Daniel Peter et reprise par Henri Nestlé est déterminante sur le plan symbolique. Dans l’imaginaire européen, la Suisse est le pays des alpages et du fromage. Au moment où les populations pauvres des montagnes vont commencer leur migration dans les vallées où l’hydroélectricité va installer les usines, Johanna Spyri écrit la saga Heidi. Cette nostalgie de l’alpe qui rend fusionnelle la relation entre la petite fille et son grand-père donne au lait un statut quasi démiurgique, puisque le lait guérit les maladies infantiles. L’introduire dans le chocolat donne aux tablettes un statut médicamenteux qui n’est pas pour déplaire aux artisans.
Le lait a aussi donné à notre chocolat son caractère spécifiquement helvétique, non ?
Sur le plan symbolique, avec le chocolat au lait, on relie les montagnes aux bas-pays, le blanc des glaciers au noir des tablettes, les paysans du haut aux nouvelles classes sociales urbaines. C’était fabriquer un objet iconique dont la jeune nation suisse pouvait s’emparer.
Le succès de notre chocolat n’est-il pas aussi le fruit d’un marketing éclairé ?
Ce qu’on appelle aujourd’hui le marketing était pratiqué alors par de nombreuses marques sur les tablettes devenues effectivement de vrais supports de communication.
Avec le chocolat, les fabricants ont également exporté une image d’Épinal de notre pays qui n’a plus grand-chose à voir avec la Suisse moderne…
C’est le risque de fabriquer une image en complet décalage avec l’évolution rapide des sociétés. Mais il a été évité. Il arrive que des tablettes illustrent encore des enfants aux prises à la gourmandise et des paysages de « carte postale » inspirés par la littérature et la peinture. Mais les aéroports et les boutiques mondialisées vendent aujourd’hui des tablettes suisses très stylisées, dont le design renvoie l’image d’une nation en phase avec les rêves de notre temps.
Vous écrivez que « les Suisses sont parvenus à créer un chocolat qui leur ressemble ». Vraiment ?
Oui, les Suisses ont un chocolat accessible, généreux, inventif en goût. L’usage du vocabulaire du luxe sur certaines tablettes n’est pas contradictoire avec des prix largement accessibles. C’est une vraie réussite que de donner à chaque amateur la possibilité de rêver à une Suisse qui fait écho à ses besoins du moment. On est loin des prétentions aristocratiques des chocolats autrichiens ou français et c’est tant mieux ! C’est là le génie suisse.
Quels sont les principaux défis que devra relever notre industrie chocolatière si elle entend rester la Chocolate Valley mondiale ?
L’industrie suisse doit résister aux sirènes du productivisme industriel, aux injonctions d’un marketing de masse et à la tentation d’écouler tant de chocolat qu’il en perd sa valeur. Elle a conservé jusqu’alors certaines marques depuis deux siècles et c’est le signe d’une grande sagesse face aux démons du mondialisme.
Mais encore ?
Que l’industrie fasse valoir que les droits du travail sont bien respectés dans les plantations tropicales, en protégeant les enfants. Qu’elle reste attentive à la qualité nutritionnelle de ses tablettes en bannissant autant que faire se peut le sucre et les additifs chimiques. Tout amateur de chocolat suisse peut continuer ainsi à rêver de votre pays à nul autre pareil !
A lire : « Douceurs et amertumes du chocolat - de Suisse et d’ailleurs » de Gilles Fumey, Éditions d’en bas
Gilles Fumey, professeur de géographie culturel
1957 Naissance le 4 octobre dans le Haut-Doubs (France)
1980 Agrégation de géographie
1983 Doctorat
1997 Création des Cafés géographiques
2002 Élection à l’Université Paris-Sorbonne
2004 Publication de « Atlas mondial des cuisines et gastronomies »
2009 Création du master Alimentation et cultures alimentaires
2014 Directeur du laboratoire Alimentation, risques et santé (CNRS/ISCC)
2015 Président du festival international de géographie de Saint-Dié
2020 Sortie de « Douceurs et amertumes du chocolat - de Suisse et d’ailleurs »