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Don d'organes

Présumé consentant

Le nombre de donneurs d’organes recule en Suisse, tandis que les listes de patients en attente d’une transplantation s’allongent. À Berne, une initiative pour faciliter le don d’organes, centrée sur la notion de consentement présumé, fait débat. 

Texte Laurent Nicolet
Photos Getty Images/iStock
Date
145371

Depuis le début de la pandémie, les listes d’attente de receveurs d’organes se sont allongées de 10%.

Une initiative, un contre-projet, des listes d’attente qui s’allongent et des donneurs qui se raréfient. La situation du don d’organes en Suisse n’est pas très brillante, on le sait, et l’épisode Covid-19 n’a fait qu’aggraver son état. Selon Swisstransplant – la structure chargée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) d’attribuer les organes et de tenir la liste d’attente des receveurs – le nombre de donneurs en Suisse a encore reculé au premier trimestre 2021, alors que les chiffres n’étaient déjà pas très hauts. Avec comme perspective une hausse corrélée du nombre de patients ne recevant pas l’organe qui devrait leur sauver la vie. Les listes d’attente se sont ainsi allongées de 10% depuis le début de la pandémie tandis que la mortalité des personnes figurant sur ces listes a augmenté de 50% sur la même période. En cause: le taux
de refus élevé de 60%, lui-même s’expliquant par le fait que les familles dans plus de la moitié des cas ne connaissent pas la volonté explicite du défunt et se montrent donc réticentes à accorder le consentement. 

Fin mars 2021, 1479 patients étaient en attente d’un ou de plusieurs organes. Pourtant, depuis 2018, outre la carte de donneur, il existe un registre national numérique où l’on peut exprimer «en moins de cinq minutes» sa volonté
concernant le don d’organes. Mais à ce jour, seules 120 000 personnes y ont fait connaître leur décision, à savoir qu’elles sont à 90%, dont une majorité de femmes, en faveur du don d’organes. 

Directeur de Swisstransplant, Franz Immer tient à souligner à ce propos «qu’il n’y a aucun critère d’exclusion pour être donneur». Et notamment aucune limite d’âge, un élément qui parfois arrête des gens se pensant à tort être trop vieux. «Il faut savoir que l’âge moyen des donneurs est de 58 ans et que l’an dernier le donneur le plus âgé avait 88 ans.»

Initiative et contre-projet

Le 5 mai dernier, le Conseil national a validé de justesse l’initiative populaire dite «Pour sauver des vies en favorisant le don d’organes» par 88 voix contre 87. Ainsi que le contre-projet du Conseil fédéral, mais de manière beaucoup plus large, par 150 voix contre 34. C’est aussi ce contre-projet que soutient Swisstransplant. Quant à la Commission nationale d’éthique, elle recommande le rejet des deux, essentiellement par méfiance envers la notion de «consentement présumé». L’initiative entend simplement renverser le principe actuel qui veut que le don d’organes ne soit possible que si la personne décédée y avait consenti expressément de son vivant. Désormais, c’est l’inverse qui prévaudrait: toute personne majeure serait considérée comme un donneur potentiel, sauf si elle avait fait part de son opposition de son vivant. Bref, c’est le principe du «qui ne dit mot consent». On parle alors de consentement présumé. Quant au contre-projet du Conseil fédéral, il propose une définition plus large de ce consentement présumé, en offrant la possibilité aux familles de s’opposer au don si elles ont connaissance d’un avis du défunt allant dans ce sens.

Une atteinte à l’intégrité physique?

Ce que la Commission nationale d’éthique reproche à la notion de consentement présumé, explique la philosophe Christine Clavien qui en est membre, c’est qu’il «est possible que la personne décédée, dont l’intégrité physique va être atteinte, ne
savait pas qu’elle vivait sous ce régime du don automatique. Et si on lui avait posé la question, elle aurait peut-être dit non.» Et puis la commission a tenu compte du fait qu’en Suisse «on attache toujours une grande importance à l’autonomie et la liberté de décision individuelle et que beaucoup de gens pourraient trouver un peu ­cavalier que le législateur décide pour le citoyen». Franz Immer préfère lui mettre dans la balance les souffrances et les difficultés des patients et leurs familles qui sont dans l’attente d’un organe. «Spécialement lorsqu’il s’agit d’enfants puisque, pour des questions anatomiques, il est encore plus difficile de trouver pour eux un donneur compatible.»

L’avis des familles

Le conseiller fédéral Alain Berset estime que le fait que les familles puissent être consultées, comme le prévoit le contre-projet, représente «un garde-fou suffisant contre les dérives possibles du consentement présumé». «Toute la question, rétorque Christine Clavien, est de savoir comment la famille va être consultée. Si elle dit qu’elle ne connaît pas l’avis du défunt, en théorie, c’est le consentement présumé qui s’applique. Mais si on demande aussi l’avis personnel de la famille et qu’on suit cet avis, alors cette version de consentement élargi équivaut à reconduire le système actuel. Au fond, on met beaucoup d’espoir dans une loi qui aura sans doute peu d’effets sur le don d’organes parce que dans la pratique comme aujourd’hui, les médecins vont consulter la famille et suivre son avis.» 

Pour Franz Immer, l’important est que la famille soit de toute façon informée: «Si l’avis du défunt est connu et qu’il est positif, on expliquera les modalités du prélèvement, et si l’avis n’est pas connu, on préviendra la famille qu’on part du consentement présumé. La famille toutefois pourra s’y opposer, même en l’absence de document, si elle sait que le défunt ne voulait pas donner ses organes.» Franz Immer rappelle que, «dans la réalité, lors des entretiens avec les familles, plus de 50% n’ont aucune idée de ce que voulait le défunt. Un des effets positifs qu’aura ce changement de modalité sera de soulager les proches qui n’auront plus à décider pour le mort.»

Une norme sociale

Christine Clavien raconte que le pays souvent cité en exemple pour son taux élevé de dons d’organes, à savoir l’Espagne, ne pratique pas le consentement présumé strict, puisqu’on suit toujours l’avis de la famille qui peut s’opposer même sans connaître la
volonté du défunt. «Si le don d’organes marche bien en Espagne, c’est qu’à force de communication, la norme sociale qui prévaut n’est plus «c’est moi qui décide», mais «c’est bien de donner». Il est beaucoup plus facile pour les familles d’accepter puisque c’est ce que tout le monde pense dans la société.» Au lieu de se focaliser sur le consentement présumé, ce serait donc, estime la philosophe, plutôt «à un changement de culture qu’il faudrait travailler, et cela passe par des campagnes pro-don, un proactivisme des soignants et par la discussion autour du don à l’école déjà». 

Franz Immer rétorque que, dans les pays comme la France ou l’Angleterre, où est pratiqué un consentement présumé élargi, le taux de refus a drastiquement baissé. «En France, il n’est plus que de 20%. Aujourd’hui, en Suisse, les donneurs sont bien identifiés. Les structures hospitalières sont prêtes, il ne manque plus que cette petite pierre de la modalité du consentement pour que le système fonctionne.»

L’obligation de se prononcer, une alternative?

La Commission nationale d’éthique propose une alternative, non retenue par
les parlementaires: celle de la déclaration obligatoire. «On part du principe, explique Christine Clavien, que la population suisse accorde beaucoup d’importance à la décision individuelle et qu’il faudrait donc poser aux gens la question du don d’organes de leur vivant, avec obligation de se prononcer.» Selon des modalités encore à définir: «Par exemple à un moment clé de la vie administrative ou lorsque l’on souscrit à une assurance maladie, ou selon une procédure standardisée, avec des médecins traitants qui se devraient de poser la question.» La commission estime aussi que, pour que cette déclaration obligatoire ne pose pas de problème éthique, il faut donner aussi une option de non-­réponse: je ne sais pas ou je déciderai plus tard. «On n’obligerait ainsi pas au choix, mais à se poser la question.» 

«Cette obligation de déclaration est sans doute une bonne idée, admet Franz Immer, mais elle se révèle à l’usage très difficile à réaliser. L’Angleterre, qui l’avait basée sur l’obtention du permis de conduire, y a renoncé après que seulement 43% de la population s’était inscrite dans un tel registre. C’est une mesure très coûteuse puisque le Conseil fédéral l’a chiffrée à 150 millions de francs par année.»

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