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Jardin

«Versailles est comme une partition de musique»

Alain Baraton, jardinier en chef du plus beau parc des rois de France, est aussi un grand amoureux des arbres. Auxquels il consacre un merveilleux abécédaire.

Texte Patricia Brambilla
Date
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Le bassin de Latone à Versailles (photo: DR).

Alain Baraton, comment êtes-vous devenu un amoureux des arbres?

Il y a eu deux épisodes marquants. A 14-15 ans, pour me faire de l’argent de poche, je ramassais les feuilles chez mes parents. Ce fut mon premier vrai contact avec les châtaigniers. Je pestais contre les arbres, qui me permettaient de gagner des petits sous, mais qui produisaient tellement de feuilles! En 1976, je suis devenu jardinier pour faire plaisir à mes parents, je n’avais pas vraiment la vocation. Mais j’ai découvert à Versailles un parc fabuleux, avec une histoire incroyable, des fontaines, des arbustes, des fleurs, des pelouses et des vieux arbres. J’en suis tombé amoureux. Aujourd’hui, quand je suis en présence d’un vieil arbre, je ne peux pas m’empêcher de le regarder, de le caresser et de lui parler.  

Vous êtes jardinier en chef à Versailles. En quoi consiste ce travail?

Je vais vous décevoir, mais ça fait longtemps que je n’ai pas tenu de bêche. Versailles est comme une partition de musique. Les jardiniers sont là pour interpréter une partition écrite bien avant moi par de grands compositeurs comme André Le Nôtre. Mon rôle est celui de chef d’orchestre. J’utilise les partitions des autres pour faire au mieux jouer l’orchestre. Mon travail consiste à organiser, parfois restaurer certains lieux en faisant en sorte que Versailles conserve son âme, mais qu’il y ait aussi un peu de fantaisie pour que ce soit un lieu agréable à vivre. C’est un domaine gigantesque, 850 hectares, 43 kilomètres d’allées, avec un parc à la française, un parc paysager, des forêts, des champs… C’est un ensemble exceptionnel!

De quoi parle-t-on?

Ebloui par le monde végétal, Alain Baraton en a fait son métier dans les jardins de Versailles. Il décline son amour de A à Z, de l’abricotier au zamana, dans un passionnant «Dictionnaire amoureux des arbres» (Ed. Plon, 2021). Avec plein d’anecdotes, d’infos sur des essences rares et de réflexions historico-botaniques à récolter.

Il y a des arbres remarquables à Versailles. Certains ont-ils connu Louis XIV?

Oui, mais on utilise le terme d’admirable. C’est une appellation que nous avons depuis deux ans à Versailles pour désigner tous les végétaux qui se distinguent par leur beauté, leur dimension, leur rareté botanique et leur histoire. Et, oui, il existe encore un chêne, qui a germé en 1670 et qui est témoin de l’époque de Louis XIV, qui a connu André Le Nôtre et tous les successeurs. Il y a encore un sophora planté dans les pépinières de Louis XV et installé, sur demande de Marie-Antoinette, sous les fenêtres du Petit-Trianon. Autant d’arbres témoins de l’époque royale.

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L’Orangerie abrite en majorité des orangers mais aussi des citronniers, palmiers, lauriers-roses ou grenadiers (photo: DR).

Est-ce que vous leur parlez parfois?

En présence de ces arbres séculaires, je me demande ce qu’ils pourraient raconter s’ils étaient dotés de la parole. Ils ont des souvenirs incroyables en eux. Je les regarde et surtout je les comprends. L’arbre a besoin d’être aimé. Le drame aujourd’hui est que l’arbre est victime de l’urbanisation, de la pollution, du réchauffement climatique, parfois même de la bêtise des hommes. Les arbres ne peuvent prospérer que s’ils sont aimés et respectés. Certains les embrassent, d’autres les prennent dans leurs bras. Moi, je n’irai pas jusque-là. Mais ce que j’aime faire, surtout quand j’ai des décisions à prendre, c’est m’asseoir au pied d’un arbre et m’appuyer contre son tronc. Sentir sa présence me donne de la quiétude, de la sérénité, et mes décisions sont plus réfléchies.

Parmi les 350'000 arbres du parc, quel est votre préféré?

Il n’y en a pas un, il y en a beaucoup! Un arbre vous émeut en fonction de votre humeur du jour, du temps. Si le ciel est orageux, j’aime aller me réfugier vers le vieux chêne, qui protège avec l’épaisseur de son tronc, la couverture de ses branches. Les magnolias en fleurs donnent un côté exotique au lieu, le sophora avec ses petites fleurs est un ravissement au printemps. Le gros platane du hameau de la reine est toujours extraordinaire. Tous les ans, je me demande s’ils vont renaître ou non. En mai, quand ils se couvrent de feuilles, c’est à chaque fois émouvant.

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Le Hameau de la Reine, où Marie-Antoinette aimait jouer à la bergère, loin des fastes de la cour (photo: DR).

Qu’est-ce qui a changé entre le Versailles d’hier et celui d’aujourd’hui?

Si Louis XIV revenait, il reconnaîtrait les lieux, même si beaucoup de choses ont changé. Les allées sont devenues propres et les senteurs sont délicieuses. Je ne suis pas sûr que l’odeur était agréable sous Louis XIV... Les essences aussi ont changé: ce sont des tilleuls et des marronniers qui ornent le parc alors qu’autrefois, c’était prioritairement des ormes. Versailles a aujourd’hui pour vocation de préserver la biodiversité. Nous sommes à 20 km de Paris, et l’époque où l’on traitait abusivement les allées est révolue. On ne dirige plus les arbres comme autrefois, on les accompagne. Les 18’500 arbres d’alignement, qui étaient autrefois taillés, ne le sont plus pour leur permettre de retrouver un semblant de liberté. Ce qui compte, c’est l’esprit des lieux. Qu’importe si les arbres ne sont plus maintenus au cordeau, ce qu’il faut c’est que le visiteur, quand il découvre Versailles, soit transporté au 17e et au 18e siècle.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, le monde des sciences et de la botanique excluait les femmes. D’ailleurs, il n’y avait pas de jardinière à Versailles quand vous y êtes entré. Qu’en est-il aujourd’hui?

La situation a changé. La première femme engagée l’a été en 1983. Les jardinières représentent aujourd’hui 30 à 40% de nos effectifs, et c’est un bien. Elles se distinguent des hommes par leur finesse d’appréciation et leur intelligence supérieure. Une femme dans un jardin est plus délicate, plus sensible à la présence d’une pâquerette et entretient les choses avec davantage de raison et de subtilité qu’un homme qui veut juste monter sur une tondeuse et faire du bruit.

Vous regrettez qu’il n’y ait pas de jardinier au Panthéon. Qui mériterait d’y entrer?

André Le Nôtre bien sûr et Antoine Richard, jardinier de Marie-Antoinette. C’est lui qui a sauvé Versailles de la destruction pendant la Révolution française, en prenant des décisions incroyables comme de planter des légumes dans les parterres du château. Et de déclarer que Versailles devenait source d’alimentation du peuple. Cet homme mériterait d’entrer au Panthéon. C’est le lieu dédié à toutes les gloires de la nation et il n’y a pas plus artiste de paix qu’un jardinier.

Vous êtes pour la déclaration des droits des arbres. De quoi s’agit-il?

Il faut aujourd’hui un texte pour obliger les gouvernements à protéger les arbres qui le méritent. Bien sûr un arbre peut être abattu pour faire du bois, mais le long des routes, il y a des arbres qui ont des fonctions utiles et qu’il ne faut pas couper pour des prétextes futiles comme la construction d’un rond-point ou d’un arrêt de bus. Cette déclaration est une manière de dire que l’on ne pourra plus couper un arbre historique sans raison valable, et que l’on fera tout pour le soigner s’il est souffrant. Arrêtons de massacrer les arbres sous quelque prétexte que ce soit. J’aimerais que cette déclaration permette aussi un classement des vieux arbres au même titre que les monuments historiques.  

Quelle est l’essence la plus touchée par le réchauffement climatique?

Les jardiniers constatent ce changement par la mortalité anormalement élevée de trois végétaux: le hêtre, le bouleau et les conifères. Nous en tenons compte dans la gestion des parterres et des pelouses. Les végétaux que nous plantons aujourd’hui sont économes en eau, et nous travaillons sur la récupération d’eau de pluie. Nous avons arrêté d’arroser sans considération.

En quarante ans de proximité avec les arbres, que vous ont-ils appris?

Ils m’ont appris la patience. L’arbre est capable de s’installer dans une terre et de vivre une éternité. L’arbre le plus vieux de France, l’olivier de Roquebrune-Cap-Martin, est âgé de 2000 ans. L’arbre le plus vieux du monde aurait 9500 ans, c’est un sapin qui vit dans le Nord de la Norvège. Ils nous montrent qu’il faut faire preuve de sagesse pour être capable de vivre aussi longtemps. Et ils nous enseignent aussi la modestie: quand un sequoia dépasse les cent mètres de haut, vous n’êtes pas grand-chose…

Extraits du «Dictionnaire amoureux des arbres»

Le doyen des mélèzes a 870 ans et se trouve en Suisse, dans la forêt de Darbellec à Chandolin (VS).

Le hêtre pourpre est une spécialité helvétique, puisqu’il serait né d’une mutation génétique naturelle dans une forêt près de Buchs (SG), où il a été découvert pour la première fois en 1680.

Le pin colonnaire, originaire de Nouvelle-Calédonie, a la particularité de toujours pousser en penchant vers l’équateur.

L’eucalyptus deglupta, originaire des Philippines, est peut-être l’arbre qui possède la plus belle écorce au monde, puisqu’elle concentre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Le chêne d’Allouville-Bellefosse en France a un tronc d’une telle ampleur, seize mètres de diamètre, que deux petites chapelles ont pu y être installées.

Vous écrivez que les arbres dorment. Est-ce qu’ils rêvent aussi?

C’est toute la question! J’aimerais avoir la réponse… Les arbres sont capables de prouesses incroyables. Ils adoptent ensemble des stratégies de défense contre un danger et sont capables de s’avertir mutuellement. Prenez l’acacia en Afrique du Sud, dont les feuilles ont fait le régal des koudous pendant des siècles. Quand ces derniers sont devenus trop nombreux, la plante a commencé à produire des feuilles toxiques. Ce qui a fait baisser la population de koudous. Aujourd’hui, les acacias sont toujours en place, les koudous sont moins nombreux et les feuilles sont redevenues comestibles.

Il paraît que vous maraudez aussi les prunes du parc…

(Rires) Oui, il y a des pruniers et des mirabelliers. Il n’y a rien de plus extraordinaire que d’y aller le soir, avec ou sans enfants, de s’enfiler dans les bosquets épais au fond du parc et de revenir avec des paniers pleins de fruits, qui sinon seraient mangés par les renards, les oiseaux et les écureuils. Ça fait partie des petits bonheurs.

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Bio express

1957: naissance à La Celle-Saint-Cloud, près de Paris (F)

1974 ses parents l’inscrivent à une école horticole

1976: est engagé à Versailles comme caissier. En septembre, accepte un emploi d’aide jardinier stagiaire.

1981: est reçu au concours de jardinier en chef à Versailles.

2003: devient chroniqueur à France Inter, où il tient toujours la chronique «La main verte»

2006: publie «Le jardinier de Versailles» (Ed. Grasset)

2021: publie le «Dictionnaire amoureux des arbres» (Ed. Plon)

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