Jean-Pierre Tabin, comment expliquer en Suisse l’important non-recours aux prestations sociales?
Principalement, même si ce n’est pas la seule raison, par le fait que les personnes dans le besoin n’ont pas l’information nécessaire. Et aussi en raison de l’extrême complexité des dispositifs en Suisse. Nous n’avons en effet pas un réel système de sécurité sociale, mais un empilement de dispositifs et de législations, qui en plus diffèrent de canton à canton, voire de commune à commune. Il est extrêmement difficile pour une personne dans le besoin de s’y repérer, encore davantage si plusieurs cantons sont impliqués, par exemple parce qu’un enfant est aux études dans un autre canton.
Outre le manque d’information et la complexité du système, quelles sont les autres raisons qui expliquent ce non-recours aux prestations sociales?
Certaines personnes pourtant dans le besoin y renoncent parce que, depuis que les législations fédérales ont été modifiées, le fait de demander l’aide sociale peut davantage encore qu’auparavant remettre en question le permis de séjour ou la naturalisation. Pourtant l’article 12 de la Constitution fédérale prescrit que quiconque n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et de vivre dignement. Et puis il n’est pas si simple de se décider à pousser la porte du bureau de l’aide sociale. Il y a enfin des personnes qui ont peur de demander des prestations sociales parce qu’elles pensent devoir les rembourser. C’est d’ailleurs le cas pour certaines prestations dans certains cantons où l’aide sociale est considérée comme une dette.
Cela ne fait-il pas partie de la culture suisse, basée sur la responsabilité, que pour obtenir une prestation il faille faire un effort?
Je ne sais pas si c’est la culture suisse, mais c’est celle en tout cas de certaines administrations publiques. On le voit par exemple avec les subsides à l’assurance maladie. Dans certains cantons, comme Genève ou le Valais, ils sont automatiques, alors que dans d’autres, il faut les demander. Pourtant, si vous mettez en place une politique sociale et que les personnes concernées n’y font pas appel, c’est une faillite de cette politique. Et cela crée deux classes de citoyens, ceux qui bénéficient de leurs droits et ceux qui n’en bénéficient pas, ce qui est problématique dans une démocratie. Avec la création du site «jestime.ch», nous espérons faire un peu bouger les choses.
Comment est né ce projet?
Le professeur Cédric Gaspoz de la Haute École Arc a développé, comme informaticien de gestion, une série de réflexions sur la manière d’automatiser l’information pour la rendre plus disponible et accessible au public. Pour ma part, je me suis penché sur cette question des personnes qui ne demandent pas les prestations sociales auxquelles elles auraient droit. À partir de ces deux idées, nous avons obtenu des fonds de la Gebert Rüf Stiftung qui nous ont permis de former une équipe afin de monter ce projet qui concerne les cantons romands.
Cela concerne-t-il toutes les prestations?
Non, seulement les prestations que l’on nomme «sous condition de ressources», c’est-à-dire celles que l’on ne reçoit que si l’on peut prouver qu’on ne dispose pas de suffisamment de revenus. Il s’agit par exemple de l’aide sociale, des bourses d’études et d’apprentissage, des avances sur pension alimentaire, des allocations familiales – quand elles sont sous condition de ressources – ou encore des prestations complémentaires pour les familles ou des rentes-ponts – lorsqu’elles existent dans les cantons. L’AVS et l’AI par exemple ne sont pas concernées, puisqu’elles ne sont pas soumises à des conditions de revenu.