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Prestations sociales

«C’est une faillite de la politique sociale si les gens n’y font pas appel»

Près d’une personne sur quatre ne touche pas les prestations auxquelles elle aurait droit. Pour répondre à ce problème, la Haute École de travail social de Lausanne et la Haute École de gestion Arc (HES-SO) ont créé le site «jestime.ch».

Texte Laurent Nicolet
Photos Stocksy
Date
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Jean-Pierre Tabin, comment expliquer en Suisse l’important non-recours aux prestations sociales? 

Principalement, même si ce n’est pas la seule raison, par le fait que les personnes dans le besoin n’ont pas l’information nécessaire. Et aussi en raison de l’extrême complexité des dispositifs en Suisse. Nous n’avons en effet pas un réel système de sécurité sociale, mais un empilement de dispositifs et de législations, qui en plus diffèrent de canton à canton, voire de commune à commune. Il est extrêmement difficile pour une personne dans le besoin de s’y repérer, encore davantage si plusieurs cantons sont impliqués, par exemple parce qu’un enfant est aux études dans un autre canton.  

Outre le manque d’information et la complexité du système, quelles sont les autres raisons qui expliquent ce non-recours aux prestations sociales? 

Certaines personnes pourtant dans le besoin y renoncent parce que, depuis que les législations fédérales ont été modifiées, le fait de demander l’aide sociale peut davantage encore qu’auparavant remettre en question le permis de séjour ou la naturalisation. Pourtant l’article 12 de la Constitution fédérale prescrit que quiconque n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et de vivre dignement. Et puis il n’est pas si simple de se décider à pousser la porte du bureau de l’aide sociale. Il y a enfin des personnes qui ont peur de demander des prestations sociales parce qu’elles pensent devoir les rembourser. C’est d’ailleurs le cas pour certaines prestations dans certains cantons où l’aide sociale est considérée comme une dette.

Cela ne fait-il pas partie de la culture suisse, basée sur la responsabilité, que pour obtenir une prestation il faille faire un effort?

Je ne sais pas si c’est la culture suisse, mais c’est celle en tout cas de certaines administrations publiques. On le voit par exemple avec les subsides à l’assurance maladie. Dans certains cantons, comme Genève ou le Valais, ils sont automatiques, alors que dans d’autres, il faut les demander. Pourtant, si vous mettez en place une politique sociale et que les personnes concernées n’y font pas appel, c’est une faillite de cette politique. Et cela crée deux classes de citoyens, ceux qui bénéficient de leurs droits et ceux qui n’en bénéficient pas, ce qui est problématique dans une démocratie. Avec la création du site «jestime.ch», nous espérons faire un peu bouger les choses.

Comment est né ce projet?

Le professeur Cédric Gaspoz de la Haute École Arc a développé, comme informaticien de gestion, une série de réflexions sur la manière d’automatiser l’information pour la rendre plus disponible et accessible au public. Pour ma part, je me suis penché sur cette question des personnes qui ne demandent pas les prestations sociales auxquelles elles auraient droit. À partir de ces deux idées, nous avons obtenu des fonds de la Gebert Rüf Stiftung qui nous ont permis de former une équipe afin de monter ce projet qui concerne les cantons romands.

Cela concerne-t-il toutes les prestations?

Non, seulement les prestations que l’on nomme «sous condition de ressources», c’est-à-dire celles que l’on ne reçoit que si l’on peut prouver qu’on ne dispose pas de suffisamment de revenus. Il s’agit par exemple de l’aide sociale, des bourses d’études et d’apprentissage, des avances sur pension alimentaire, des allocations familiales – quand elles sont sous condition de ressources – ou encore des prestations complémentaires pour les familles ou des rentes-ponts – lorsqu’elles existent dans les cantons. L’AVS et l’AI par exemple ne sont pas concernées, puisqu’elles ne sont pas soumises à des conditions de revenu.

Comment cela fonctionne-t-il concrètement?

Nous avons décidé de partir du plus simple, soit de la déclaration d’impôt. À partir des données sur les revenus et la fortune et de données sur la situation de famille, on va pouvoir dire aux personnes, voilà a priori ce à quoi vous auriez droit. C’est une estimation, ce n’est pas au franc près. Nous fournissons aussi chaque fois des liens avec l’administration cantonale et un petit descriptif de chaque prestation. Nous avons testé avec les cantons la justesse de nos estimations. Avec certaines administrations, la collaboration a été simple et très agréable, mais avec d’autres cela s’est révélé un peu plus difficile, voire, pour certaines prestations, impossible. Heureusement, nous avons pu bénéficier de la collaboration des Centres sociaux protestants, de Caritas, de Pro Infirmis et de Pro Senectute. 

Les administrations risquent d’être débordées de demandes, surtout qu’elles manquent d’effectifs…

Elles ont en effet subi beaucoup de pressions ces dernières années avec des diminutions d’effectifs et des dénonciations systématiques de leur inefficacité liées aux discours récurrents contre les fonctionnaires. Je connais bien les personnes qui travaillent dans le cadre des prestations sociales, elles sont en sous-effectif et font ce qu’elles peuvent face à des problèmes sociaux extrêmement complexes – pauvreté, manque d’emploi, violences de sexe, problèmes liés à la politique des étrangers en Suisse, etc. Or, les administrations sociales sont plutôt sous-dotées en matière de personnel.

La pandémie a-t-elle créé de nouveaux besoins sociaux, engendré de nouvelles précarités? 

Les restrictions des activités économiques imposées par le Conseil fédéral ont abouti à des licenciements, notamment de -personnes qui travaillent dans l’hôtellerie, la restauration, la construction. Mais aussi dans l’économie domestique – des personnes privées ont renvoyé d’un jour à l’autre leur femme de ménage ou leur -nounou. La pandémie a ainsi révélé l’indignité des conditions d’emploi et de vie de -nombreuses personnes que l’on a vues tout d’un coup arriver dans les distributions de nourriture, les épiceries sociales ou les soupes populaires. Toutes sortes de personnes qui survivent mal, avec des contrats de travail très précaires et strictement aucune réserve financière.

Quand on parle de prestations sociales, on parle aussi, souvent, d’abus… 

Ces discours mettent une pression supplémentaire sur les administrations publiques, qui craignent de se voir vilipendées parce qu’une personne a touché une somme indue. Or, toutes les études montrent que si bien sûr des abus existent, ils sont statistiquement anecdotiques (entre 1-3%). Contrairement au non-recours aux prestations. Le problème c’est que des procédures ont été mises en place contre les abus, qui alourdissent encore le système. Il faudrait que les administrations et les politiques se remettent en question, se rappellent que durant la pandémie on a réussi à mettre en place des systèmes de dédommagement simples, rapides et efficaces. Il faudrait aussi, mais cela c’est du rêve pur, que les médias cessent de monter en épingle les cas isolés d’abus. 

Le fait que les populations étrangères soient surreprésentées dans le recours aux prestations sociales ne brouille-t-il pas aussi le message?

Il faut comprendre que la Suisse a depuis longtemps une politique d’immigration qui fait venir des personnes plutôt non qualifiées pour occuper des emplois au bas de l’échelle des conditions de salaire. Et que les droits sociaux des personnes de nationalité étrangère sont globalement moins importants que ceux des autochtones, dépendant pour beaucoup de la durée de séjour en Suisse. Là où une personne de nationalité suisse pourra recourir à une assurance sociale, une personne de nationalité étrangère ne pourra recourir qu’à l’aide sociale – parce qu’elle n’est pas là depuis assez longtemps pour avoir les cotisations nécessaires pour ouvrir un droit. Suivant leur nationalité, les personnes ne se retrouvent donc pas toujours dans les mêmes dispositifs. Les populations qui sont surreprésentées à l’aide sociale,
ce sont d’abord les femmes seules avec des enfants. On y trouve aussi une grande proportion de jeunes et une surreprésentation des personnes âgées de plus de 50 ans.

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Bio express

1956: naissance à Lausanne.

Formation: Diplôme de travail social (1980), licence (1995) et doctorat (1999) ès Lettres (travail social et politique sociale).

Expérience professionnelle: professeur de politique sociale à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO) depuis 1994.

Recherche: a dirigé de nombreux projets de recherche pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique. 

Dernières réalisations: un serious game pour lutter contre les stétéotypes contre les «Roms»: Bužanglo, démonte tes clichés! Sorti en 2020; www.jestime.ch, un site pour estimer ses droits sociaux, sorti en 2021.

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