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Escapades

Sur les traces de Dürrenmatt

Le plus célèbre des écrivains suisses aurait eu 100 ans cette année. De Neuchâtel, où il a vécu la plus grande partie de sa vie, à Gléresse, où il s’est marié, en passant par son village natal de Konolfingen, notre pays lui rend hommage.

Texte Pierre Wuthrich
Date
189279

Autoportrait à la craie (crédit: CDN/Confédération suisse).

Neuchâtel, 1952. Friedrich Dürrenmatt achète une petite maison cubique dans le vallon de l’Ermitage, un val reculé et sauvage sur les hauts de Neuchâtel. Il a alors pour voisin, à quelques centaines de mètre de là, un notaire portant un œillet rouge à la boutonnière et logeant seul dans un vaste maison de maître ainsi que, encore plus loin, un métayer vivotant avec quelques chèvres et vaches dans une fermette tombant en ruine…

Près de septante ans plus tard, la grande villa et son parc sont devenus un jardin botanique; la ferme a été transformée en appartements, alors qu’ici et là, de petits pavillons sont sortis de terre. La maison de Dürrenmatt – ou plutôt les maisons, car entre temps l’écrivain a construit une seconde résidence proche de la première – sont toujours là. Et bien que le Neuchâtelois d’adoption soit décédé en 1990, son âme continue d’habiter les lieux, et son œuvre brille toujours et encore dans le monde entier.

«Friedrich Dürrenmatt est le Suisse le plus traduit, le plus lu, le plus adapté et le plus joué dans le monde. Ses écrits vont ou ont été traduits récemment en hébreux, perse ou chinois. L’envie de lire Dürrenmatt ne faiblit pas», constate Madeleine Betschart, directrice du Centre Dürrenmatt Neuchâtel (CDN), qui occupe les deux résidences de l’écrivain.

MeToo avant l’heure

Et si l’homme de lettres continue d’être autant vivant, c’est pour une raison toute simple. Ses thèmes de prédilection – la liberté et la justice – sont toujours d’actualité. «Dans «La visite de la vieille Dame», Dürrenmatt raconte l’histoire d’une femme qui revient dans son village et demande réparation après avoir subi une injustice par le passé. Et dans «L’Epidémie virale en Afrique du Sud», il invente un virus que ne peuvent attraper que les Blancs, qui deviennent alors noir. Ce qui marque la fin de la discrimination raciale. On le voit, les mouvements MeToo et Black Live Matter trouvent ici une résonance toute particulière.»

Dürrenmatt n’était toutefois pas qu’un écrivain-dramaturge. Il était aussi peintre. Les visiteurs qui font le voyage de Neuchâtel et grimpent jusqu’au CDN pourront s’en rendre compte, non sans avoir au préalable admiré depuis la terrasse la spectaculaire vue sur le lac et le Plateau suisse.

A l’intérieur des salles du CDN, imaginé par Mario Botta et ouvert en 2000 grâce au soutien du Pour-cent culturel Migros notamment, on retrouve sous forme d’expositions temporaires et permanente une partie des peintures et dessins, souvent peu connus, de l’artiste.

Madeleine Betschart poursuit: «La peinture n’était pas une activité annexe pour Dürrenmatt mais le champ de bataille de ses combats littéraires comme il le disait lui-même. On ne peut donc pas dissocier son œuvre littéraire de son œuvre graphique.» Cette idée de l’art total se concrétise d’ailleurs parfaitement en pénétrant dans le bureau de Dürrenmatt, qu’il est nouvellement possible de visiter tous les samedis. «Voyez sur sa grande table, il y a une pile de papier pour écrire et une autre pour dessiner. Lorsque l’inspiration venait à lui manquer, il dessinait pour la retrouver», commente la directrice en pénétrant dans cet espace non pas muséal mais mémoriel et où rien n’a changé depuis le décès de l’écrivain.

Cette pièce n’est pas la seule à s’ouvrir au public cette année. Au rez-de-chaussée de la seconde maison, «l’atelier de peinture vient d’être transformé en espace de médiation culturelle et accueille des workshops pour les écoles où l’on évoque, en français, en allemand ou de manière bilingue le vivre-ensemble». A l’extérieur, la piscine a, elle, été transformée en petite scène de théâtre. «Le CDN encourage la création et nous souhaitons accueillir des spectacles, comme cela vient d’être le cas avec «Le Procès pour l’ombre de l’âne», qui non sans humour met à mal les comportements humains.»

L’exposition temporaire intitulée «Friedrich Dürrenmatt et le monde – Rayonnement et engagement» mérite une attention particulière et documente les nombreux déplacements à l’étranger effectués par l’écrivain. «Dürrenmatt a énormément voyagé pour son travail, ce qui lui a permis de développer de nouvelles thématiques. Mais en revenant chaque fois à Neuchâtel, il a marqué son attachement pour son pays», un fait qui va parfois à l’encontre de son image d’homme critique envers à la Suisse. «Dürrenmatt était artiste engagé qui voulait nous faire réfléchir, ce qui est somme toute normal quand on est dramaturge et que l’on souhaite faire réfléchir et débattre.»

Aux voyages bien réels font écho dans l’exposition les voyages par la pensée. «Les écrits les plus célèbres de Dürrenmatt ont tous écrit dans le vallon de l’Ermitage, qui a été une grande source d’inspiration pour lui. La vue a aussi contribué à sa création débordante, stimulée par un puissant imaginaire. «Le monde tel que je le vis, je le contraste avec un contre-monde, tel que je le pense», dira encore Dürrenmatt». Au final, l’écrivain-dramaturge-peintre laisse près de deux milles tableaux ainsi que des centaines de romans, pièces de théâtres et essais qui ne cessent d’être lus, joués ou analysés. «Dürrenmatt, c’est le Suisse universel du milieu culturel, comme peut l’être Federer dans le sport», conclut Madeleine Betschart.

Dürrenmatt et Migros…

En 1990, Migros remet le prix Gottlieb Duttweiler, du nom de son fondateur, à Václav Havel. Lors de la cérémonie, Friedrich Dürrenmatt est invité à dire la laudation. Il prononcera, quelques jours avant son décès, un discours entré dans l’histoire, «La Suisse, une prison». Ce texte, qui aborde avec ironie le scandale des fiches notamment et qui n’a pas manqué de mettre mal à l’aise les membres du Conseil fédéral présent, fera l’objet d’un spectacle imaginé par Omar Porras à voir au CDN du 19 au 21 novembre 2021. Infos: cdn.ch

Marchez futé

Inauguré à la mi-septembre entre Prêles et Gléresse (BE), le chemin thématique Friedrich Dürrenmatt qui passe devant les deux maisons qu’il a habitées et l’église où il s’est marié permet de découvrir de manière ludique de nombreuses facettes de l’écrivain, tout en jouissant d’impressionnants points de vue sur le lac de Bienne.

S’aérer la tête tout en la remplissant. Tel est le défi que parvient à relever le nouveau chemin thématique baptisé «À la rencontre de Friedrich Dürrenmatt. Un univers de mots et de couleurs.» Qui l’emprunte pourra en effet prendre un bon bol d’air et s’instruire en même temps grâce aux différents panneaux thématiques qui longent le parcours.

Le point de départ est donné à la station du funiculaire de Gléresse. C’est d’ailleurs là que nous retrouvons notre guide du jour, Sabine Gasser, qui a imaginé le parcours pour le compte du Tourisme Bienne Seeland et Jura bernois Tourisme. Après une courte montée en funiculaire, la promenade débute véritablement à Prêles.

«Pour trouver son chemin, il suffit de suivre les panneaux montrant un cacatoès, qui fait un peu office de guide. Nous avons choisi cet oiseau, car Dürrenmatt en avait effectivement un chez lui.»

Tout le long de la balade, treize postes permettent de découvrir autant de facettes de Dürrenmatt. «Les marcheurs pourront en savoir plus sur son œuvre littéraire et picturale, sur son regard sur le monde, sur sa passion pour la philosophie et l’astronomie ainsi que son amour pour les bons vins, notamment. A chaque fois, un code QR permet de découvrir des anecdotes sur Dürrenmatt. L’idée est de s’instruire sans se prendre la tête», résume Sabine Gasser.

Après une partie dans la forêt, rythmée par des citations de Dürrenmatt qui invitent à la méditation, le chemin emprunte les sentiers viticoles et autorise de splendides coups d’œil sur le lac de Bienne et l’île Saint-Pierre. Un paysage que n’a pas manqué d’admirer Dürrenmatt. Car dans le hameau de Schernelz aux belles maisons des XVIe et XVIIe siècles que traverse notre chemin, le Bernois, encore méconnu et sans le sous, a vécu avec sa belle-famille. «Plus loin, dans l’ancienne colonie d’artistes de la Festi, il se trouvera un nouveau chez-soi avant d’acheter sa maison de Neuchâtel. C’est ici qu’il a écrit le fameux «Le juge et son bourreau» dont l’action se déroule non loin, entre Lamboing et les gorges de Douane.»

Se frayant un passage à travers les vignes de Cabernet Jura et de Pinot Gris, le chemin rejoint ensuite la célèbre chapelle de Gléresse, un lieu fort prisé pour les mariages. Aujourd’hui comme hier d’ailleurs. En effet, comme l’indique l’un des derniers panneaux: Dürrenmatt a épousé ici sa première femme, Lotti Geissler, uni par son père pasteur

Il ne reste ensuite qu’à dégringoler jusqu’au centre du village, où l’on retrouve la station du funiculaire ainsi que la gare CFF. La tête bien faite.

Carnet pratique: longueur: 5 km, dénivellé: - 400 m, durée: environ 2 heures, difficulté: facile, obstacle: aucun escalier, peu conseillé pour les poussettes, infos: www.j3l.ch/duerrenmatt

Les autres chemins Dürrenmatt

–Le cahier du CDN No 26 paru cette année présente deux balades à Neuchâtel, l’une dans les quartiers nord et l’autre dans les quartiers du sud du chef-lieu. Une manière originale de découvrir la ville ainsi que les adresses que fréquentaient Dürrenmatt. Les parcours sont enrichis d’extraits d’écrits de l’écrivain, qui relèvent davantage du commentaire parfois acerbe que du descriptif touristique… Commande: cdn.ch

–Entre Macolin et Douanne (BE), la rando-enquête permet de se plonger dans le roman policier «Le juge et son bourreau». Tout au long du parcours, qui traverse notamment les belles gorges de Douanne, les participants rencontrent les personnages du livre et doivent aider la police à trouver le meurtrier. Cette année, pour les groupes uniquement. Réservation obligatoire: www.bienne-seeland.ch/enquete

–A Konolfingen (BE), où Dürrenmatt a grandi, le Musée Alter Bären présente une exposition temporaire, «Konolfingen zur Zeit Dürrenmatts», montrant différents objets de la vie quotidienne dans les années 1920. Un parcours à travers le village, tracé à partir d’un plan dessiné par l’écrivain lui-même permet de plus, en cinquante-deux stations dont l’école de «Fritz» Dürrenmatt, d’en savoir plus sur l’enfance du dramaturge et de voir comment la commune s’est développée en un siècle. Infos: www.museum-alter-baeren.ch (en allemand).

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