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«La Suisse est dans le top 3 des destinations les plus prisées pour l'espionnage industriel»  

A la tête d’une agence genevoise spécialisée dans l’intelligence économique, Alexis Pfefferlé estime que cette discipline, consistant pour les entreprises à obtenir des informations en vue d'avantages concurrentiels, n'est pas encore prise assez au sérieux.

Texte Laurent Nicolet
Date
298521

Alexis Pfefferlé, qu’entend-on exactement par intelligence économique?

 Il existe à peu près autant de définitions que d'intervenants, mais, pour faire court, disons que c'est l'ensemble des activités coordonnées de collecte, de traitement et de diffusion de renseignement utiles aux acteurs économiques pour obtenir un avantage stratégique et compétitif. Le but est de récolter des informations sur le marché, la concurrence, les produits qui existent, de façon à anticiper l'émergence de nouveaux produits, anticiper la concurrence, anticiper les problèmes.

 Vous laissez entendre que la Suisse ne brille pas beaucoup en intelligence économique. Pourquoi?

 Cela tient à la composition de notre tissu économique. Le berceau de l'intelligence économique, c’est un peu la France. Nos voisins ont développé cette activité parce que leur tissu économique est composé pour l’essentiel de grandes entreprises ayant des liens avec l'Etat. Il y a eu donc un glissement des activités de renseignement, qui était celles de l'Etat, vers le secteur privé, pour aider les grands groupes à obtenir des avantages compétitifs sur des marchés étrangers. La Suisse, elle, dispose d’un tissu économique composé majoritairement de PME qui n'ont pas forcément les ressources, ni la connaissance, ni le besoin de pratiquer ce genre d'activité. Nous sommes donc en retard sur ce point.

  Et c’est grave?

 Nombre de PME suisses sont des acteurs internationaux. Ce sont en outre des sociétés très compétitives, très innovantes et qui devraient donc consacrer un peu plus de temps et d'énergie à l'intelligence économique, pour pouvoir rivaliser avec leurs concurrents à l'étranger.

 Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) est-il à ce niveau-là d'une aide quelconque?

 Le sacro-saint libéralisme qui règne en Suisse a ses bons et ses mauvais côtés. Le législateur, ainsi, n’a pas souhaité que le service de renseignement, un service étatique, puisse donner un appui à des entreprises privées. Ce n'est donc pas sa mission d'aider le secteur privé à obtenir des avantages sur les concurrents étrangers. On peut le regretter. Il existe quand même une relation. La défense contre l'espionnage économique est en effet bien une des missions du SRC .Il peut donc apporter son aide et son expertise dans ce domaine. Il a d’ailleurs créé un programme, Prophylax, à cet effet.

 Comment les entreprises suisses se débrouillent-elles néanmoins pour pratiquer l’intelligence économique?

 Cela dépend de la taille. Une entreprise comme Nestlé est un acteur historique de l'intelligence économique, qui a développé des capacités internes pour cette activité. Les PME peuvent faire appel à des sociétés comme la nôtre. Pour faire de la veille, savoir quelles sont les nouveautés qui sortent  dans leur domaine, savoir  s'il y a des informations au sujet de la société qui apparaissent sur internet, pour anticiper d'éventuelles crises, ou  anticiper la réaction des concurrents. Une société peut vouloir s'implanter dans un pays étranger et va commander à une société d'intelligence économique une étude de marché pour connaître quelles sont les parties prenantes, les dangers, ce qu'il faut anticiper en matière de sécurité, de concurrence, ou d'environnement législatif.

 Où se situe la frontière entre intelligence économique et espionnage industriel?

 La réponse est très simple: l'intelligence économique est une activité commerciale licite, l'espionnage une infraction pénale. La frontière se trouve niveau de l'information que l'on recherche. Dans une démarche d'intelligence économique on va rechercher des informations qui sont accessibles au public ou à un professionnel de la recherche, par exemple sur internet. Ce qui va faire la différence c'est votre capacité d'analyse, de compilation de ces informations. On peut rechercher aussi des informations publiques mais payantes, par exemple des catalogues de décisions de justice.

 Et l’espionnage?

 L’espionnage économique consiste à avoir accès à des informations qui sont protégées par l’entreprise. Qui peuvent être protégées soit par le secret des affaires ou par tout autre type de secret. Comme le secret de fonction, le secret professionnel, le secret de l’avocat, le secret médical. A partir du moment où vous violez un secret inscrit dans la loi, vous êtes potentiellement dans une démarche d’espionnage, ou à tout le moins dans une démarche illicite.

 Concrètement, comment se passe l’espionnage économique?

 Il est le fait d’Etats ou de sociétés peu scrupuleuses qui vont employer des gens pour commettre ces actes illicites. Vous ne trouverez donc pas des sociétés ayant pignon sur rue qui exercent ces activités ouvertement. Mais, comme dans tout métier. il y a des gens qui parfois transgressent. L’espionnage économique, ça peut aussi être le fait d’employés de la société visée, on l’a vu en Suisse avec l’affaire Falciani. Ou d’un tiers volant des informations à une société pour les donner ou les revendre à l’étranger.

 Certains vous diront qu’il s’agit de lanceurs d’alerte..

 C’est une question intéressante. Il y a un cas pendant actuellement devant le Tribunal fédéral, l’affaire 1MDB. La question est de savoir si l’employé qui a fourni des informations est un lanceur d’alerte et donc si les informations qu’il a dérobées sont exploitables en justice. Ou si au contraire il s’agit d’espionnage économique, c’est-à-dire si ces informations sont issues d’un crime et donc pas exploitables. Il existe d’autres cas dans lesquels il n’y a pas de doute quant aux motivations de la personne qui divulgue l’information, où l’on est soit dans le vol de données, soit dans l’espionnage si ces données partent à l’étranger. Par exemple les CD qui avaient été vendus aux länders allemands, contenant les données de clients allemand des banques suisses.

 Quelles sont les industries les plus exposées en Suisse à l’espionnage économique?

 Toutes les industries de pointe, de précision ou qui ont des produits uniques et compétitifs. Cela recoupe quand même beaucoup de sociétés. Le message que nous essayons de faire passer aux chef d'entreprises est de dire que ce n'est pas parce que vous êtes une petite entreprise que ces problématiques ne vous concernent pas. La Suisse compte de nombreuses petites sociétés qui ont des produits de niche très avancés technologiquement. Des PME et des PMI que l'on appelle des pépites parce qu’elles ont des produits uniques, innovant et une ouverture internationale. Plus vous êtes innovant plus vous êtes soumis à l'espionnage économique. Or la Suisse se situe dans le top 3 des pays les plus innovants. Donc on peut imaginer qu’elle est aussi dans le top 3 des destinations les plus prisées pour l'espionnage économique.

 Cela ne concerne donc pas que les industries en lien avec l'armement ou la défense?

 Cela peut être n'importe quel secteur. Des technologies comme les voitures électriques, les systèmes d'optique, les semi-conducteurs, la biotechnologie. On trouve en Suisse beaucoup de sociétés actives dans la biotech, dans les dispositifs médicaux, dans les médicaments. Ce sont des cibles de choix.

 Pour qui? Des Etats étrangers ou des entreprises concurrentes?

 Il doit y avoir un peu des deux. La frontière peut être ténue. Vous pouvez avoir des sociétés étrangères qui sont directement ou indirectement détenues par des Etats, qui vont donc  bénéficier des fruits de cet espionnage. Plus la technologie a une visée de défense ou d'intérêt stratégique, plus vous avez de chances que ce soit un état qui soit à l'origine de l’action d’espionnage. On peut imaginer par exemple que sur des questions de vaccin ou de nouveaux médicaments destinés à lutter contre la pandémie de COVID, des pays soient à la manœuvre, parce qu'il y a une importance stratégique nationale à avoir ou à reprendre l'avantage, ou à combler son retard. S’agissant de questions plus commerciales, l’initiative d’espionnage vient naturellement d’avantage d'entreprises étrangères.

À quel point la numérisation a-t-elle changé les pratiques de l'intelligence économique?

 A l'époque, on allait dans des foires commerciales, on collectionnait les cartes de visite, on recevait de la documentation de la concurrence, on regardait quelles étaient les publicités faites dans les journaux. Avec la numérisation, la masse d'information a explosé, dans des proportions délirantes. Il faut donc avoir aujourd'hui de nouveaux moyens et de nouveaux outils de collecte, et de tri de l'information. La numérisation a aussi étendu le rayon d'action des sociétés. L'intelligence économique s'est ainsi globalisée avec le marché. A l'époque, si vous étiez une société de machines-outils en Suisse allemande, vous faisiez des recherches en France et en Allemagne voisine. Aujourd'hui l'intelligence économique va dire ce que font vos concurrents à Taiwan, en Chine, aux États-Unis…

Bio express

Naissance le 17 février 1986.

2011 : master en droit, Université de Genève.

2011-2013 : Stagiaire puis collaborateur auprès du cabinet d’avocats BONNANT WARLUZEL & Associés, Genève.

2013-2015 Conseiller juridique et chef de projet  chez LP SERVICES SA / DILIGENCE SARL, Genève.

 Depuis 2015 : directeur et fondateur de HEPTAGONE Digital Risk Management & Security, à Genève, agence spécialisée dans l’intelligence économique.

Enseignement :  maître de conférence à UNIL (2016 et 2017) et UNIGE (depuis 2018) et HEIG-VD (depuis 2021) où il donne divers cours autour de l’intelligence économique.

De quoi parle-t-on?

L’intelligence économique est l'ensemble des activités coordonnées de collecte, de traitement et de diffusion de renseignements utiles aux acteurs économiques. Spécialiste de cette discipline  Alexis Pfefferlé juge que même nos PME devraient s'y intéresser davantage, pour mieux rivaliser avec leurs concurrents étrangers.

 

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