Yann Diener, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la LQI, ou langue quotidienne informatisée?

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Le psychanalyste Yann Diener émet dans son nouveau livre l’hypothèse que les machines qui règlent désormais nos vies et notre langage nous font abandonner la richesse de la parole pour la pauvreté de la communication.
Yann Diener, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la LQI, ou langue quotidienne informatisée?
Dans ma pratique de psychanalyste, je me suis rendu compte que de plus en plus de mots issus du vocabulaire de l'informatique passaient dans des domaines n’ayant rien à voir avec l'informatique. J'entends la langue des patients changer, avec des expressions du genre «il faut que je briefe ma femme» - des mots qui viennent du marketing. Sans compter des mots plus récents comme présentiel et distanciel. On aurait pu dire des réunions à distance ou en présence, mais on a dit présentiel et distanciel parce que cela sonne comme logiciel, cela sonne efficace, cela sonne informatique. Alors que c'était des mots utilisés dans les controverses théologiques au 15e siècle et tombés en désuétude depuis. Dernièrement mon fils de 4 ans rentrant de la maternelle m'a dit, aujourd'hui on a fait un algorithme. II s'agissait en fait d'une tour de Lego où une brique rouge alternait avec deux briques bleues.
Comment ce glissement s'explique-t-il?
Du fait simplement que nous utilisons tous, partout, des ordinateurs. Il y a encore quelques années, la première chose que je faisais quand j'entrais dans mon bureau de consultation de pédopsychiatrie c'était de serrer la main du petit patient et de ses parents. Aujourd’hui mon premier geste c’est d'allumer mon ordinateur, d'ouvrir une session, de rentrer 2 codes et 3 login, que j'oublie régulièrement. Ce qui m'oblige à appeler le service informatique de l'hôpital qui me suggère d'envoyer un mail pour qu'il puisse me renvoyer un nouveau code, chose que je ne peux pas faire puisque je n'ai pas accès à mon ordinateur du fait que j'ai oublié mon code. On est dans Kafka, les procédures d'identification tournent à l'opération de police, à la contrainte.
N’exagérez-vous pas un peu?
Nous avons de plus en plus affaire à des machines, des logiciels dont on n'avait pas l'usage, -ce qui ne nous empêchait pas de bien travailler. Le premier niveau de pénétration de l'informatique dans nos vies est cette contrainte: on met plus de temps pour faire quelque chose que l'on faisait simplement avant, avec une feuille de papier et un crayon. Plus sérieusement mon hypothèse est que les mots du vocabulaire informatique en passant dans notre langage agissent encore plus structurellement dans notre corps, dans notre pensée..
De quelle manière?
Il y a encore 10 ou 15 ans ce vocabulaire était réservé à des spécialistes, des techniciens, des pros de l'informatique ou de la téléphonie qui parlaient leur jargon et dont on se moquait volontiers. Or aujourd'hui ce sont des mots que l'on utilise sans même nous en rendre compte. Je pense que cela a un effet sur notre rapport à nous-mêmes, sur notre relation aux autres parce que nous sommes des êtres de langage. Le vocabulaire informatique n'est pas analogique comme une langue peut l'être avec des chaînes de signifiants mais se déploie de façon beaucoup plus simple, binaire. On sait que le langage de la machine n'est fait que de 0 et de 1 et à la longue il nous fait de plus en plus penser et parler de manière binaire et clivée. Ce qui se traduit aussi par des réflexes identitaires qui eux aussi participent de la binarité, je suis ceci et pas cela, réflexes peu favorable à la parole, qu’il faut bien distinguer de la communication.
Quelle est la différence?
Les deux sont certes des langages mais la parole est d'un usage singulier, où l'on peut jouer avec les mots, où il existe une certaine marge. Toute parole s'inscrit dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle linéaire, codifiée, de l'information. La communication est simplement un échange d'informations entre deux systèmes, un émetteur et un récepteur. Avec le langage binaire de l'informatique nous nous plaçons dans une recherche d'efficacité qui est certes légitime. Pour fixer un rendez-vous par exemple on va donner des informations qui ne soient pas équivoques, sauf s'il s'agit d'une énigme ou d'un jeu de piste. On ne dit d'ailleurs plus prendre un rendez-vous mais programmer un rendez-vous.
Quel est le problème alors?
Cette recherche d’une meilleure communication peut avoir des avantages, cela nous fait gagner du temps, de l'argent, mais cela nous fait perdre beaucoup de singularité, de nuances, d'équivoques. Dans la communication il n'y a pas de métaphore, pas de 2e degré, pas de jeux de mots. Or de plus en plus nous sommes dans la communication davantage que dans la parole, même dans la vie quotidienne. Les couples disent de plus en plus qu'ils ont du mal à communiquer et non pas qu'ils n'arrivent pas à se parler. De même on dit, je n'arrive pas communiquer avec mes adolescents au lieu de je n’arrive pas à parler avec eux. Plus de communication, c'est surtout plus de planification et de programmation et moins de place pour la surprise et pour les désirs singuliers.
Et donc dites-vous un appauvrissement…
Le terme d’ordinateur, suggéré par linguiste Jacques Perret à la demande de IBM qui recherchait une traduction française à computer, vient directement de discours religieux où il était utilisé comme adjectif : Dieu, ordinateur du monde, Dieu qui met de l'ordre dans le monde. On peut constater que, pour que l'information passe mieux l'informatique donne des informations plus simples. Notre champ lexical se réduit, avec des inversions de sens facilité par la binarité: la paix devient la guerre, le mensonge, la vérité. On trouve cela notamment dans le 1984 de Orwell où est évoqué le projet de réduire le vocabulaire, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus.
Pour mieux cerner le phénomène vous remontez aux origines de l'informatique…
Juste après la guerre on découvre avec les ordinateurs des machines qui ne sont plus seulement des calculateurs mais qui vont nous aider à traiter les informations automatiquement. Il existait déjà alors les machines à cartes perforées d’IBM, pour la comptabilité mais c'étaient des machines électromécaniques. Le premier ordinateur en fait est la machine qu’a inventé le mathématicien Alan Turing pour décoder une autre machine, Enigma qui servait aux nazis pour leur communication. L’idée de uring a été d'utiliser une machine non pas plus intelligente mais plus rapide. On peut dire que le traitement automatique de l'information est devenu synonyme de victoire sur le mal, la plupart des historiens estimant aujourd'hui que l'invention de Turing a accéléré de beaucoup la fin de la guerre.
Une histoire qui commence bien mais qui tourne mal. A vous lire, ce qui s ‘est passé c’est qu’un autiste a inventé une machine autiste qui nous rend aujourd'hui autistes…
Je me suis beaucoup intéressé à la vie de Turing. Il avait toutes les caractéristiques de l'autiste Asperger: il parlait très peu, mais communiquait beaucoup, voyait le moins de monde possible. Beaucoup d'autistes témoignent qu'ils ont du mal à parler parce que cela les engage trop dans l'affectif, on ne sait pas ce que l'autre va en penser, on peut regretter ce que l'on va dire etc. Or à l'âge de 25 ans Turing écrit un article dans lequel il prédit depuis que l'on va construire des machines dans lesquelles on pourra faire tourner des algorithmes et il évoque déjà la possibilité d'une voix de synthèse. Beaucoup d'autistes essayent de faire parler les autres à leur place, leurs parents par exemple.
Vous évoquez aussi un autre personnage à l'autre bout de la chaîne, Elon Musk. Quel diagnostic portez-vous sur lui ?
Musk a prédit dans une interview que dans une dizaine d'années le langage des humains serait obsolète. Pour justifier les bêtises qu'il avait pu dire pendant la pandémie il a expliqué que c'était son cerveau qui lui jouait parfois des tours, qu'il était atteint du syndrome d'Asperger. En psychopathologie on parle d'autisme quand un sujet présente une telle méfiance envers la parole. Or nous nous inquiétons de plus en plus des conséquences de la parole. La métaphore et l'humour sont devenus périlleux, nous utilisons nos ordinateurs et nos téléphones intelligents pour transcrire et aplatir nos propos. On renonce à l'énonciation et à ses nuances. Ce qui nous embarrasse, ce qu'on a du mal à dire on l'écrit lapidairement, on le textote. Nous sommes peut être collectivement atteint d'une forme d'autisme informatique…
Ce qui frappe dans l'histoire que vous racontez des débuts de l'informatique c'est le rôle joué par le nazisme…
Oui, outre que le premier ordinateur a permis de décoder les communications des nazis, on trouve aussi le philologue Victor Klemperer qui décrit, sous l’appellation LTI, Lingua tertii Imperii, la langue du Troisième Reich, comment les nazis ont modifié la langue pour la déshumaniser, avec notamment l'utilisation de termes techniques pour désigner des choses qui ne l'étaient pas. Les premiers livres de ressources humaines ont été écrits par des SS. Cette notion même indique que l'humain est devenu une ressource, comme le charbon ou l'acier. Asperger lui-même, le découvreur du fameux syndrome, était un médecin nazi. Ce langage d'efficacité, le langage des fonctionnalités, est le point de contact entre LTI et LQI, une mécanisation de la pensée. Que l’on en soit arrivé aujourd’hui à devoir prouver à une machine que l’on n'est pas un robot et que cela ne nous arrête pas une seconde, montre que l'on a déjà basculé dans autre chose.
A lire: LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée (Les Belles Lettres, 2022)